La Cour suprême du Canada a récemment rejeté une demande d’autorisation d’appel de l’arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’affaire R v Canfield1, ce qui signifie, dans les faits, que les agents des douanes du Canada ne disposent pas de pouvoirs de fouille illimités pour examiner le contenu d’appareils personnels aux frontières internationales en vertu de la Loi sur les douanes.

La Loi sur les douanes et l’arrêt R c Simmons

Sheldon Canfield et Daniel Townsend ont chacun été reconnus coupables de possession et d’importation de pornographie juvénile dans leurs appareils électroniques personnels par la Cour du Banc de la Reine d’Alberta. Les deux individus avaient été arrêtés à l’aéroport international d’Edmonton après une fouille par des agents des douanes de leurs appareils électroniques personnels. Ils ont porté en appel leurs verdicts de culpabilité devant la Cour d’appel de l’Alberta, contestant la légalité des fouilles ayant mené à leur arrestation.

L’appel portait sur la constitutionnalité de l’alinéa 99(1)a) de la Loi sur les douanes (Loi), une disposition régissant les fouilles de marchandises par des agents des douanes à un port d’entrée. Contrairement à l’article 98 de la Loi, qui prévoit que les agents des douanes ne peuvent fouiller des personnes que s’ils les soupçonnent « pour des motifs raisonnables » de transporter du matériel illégal; lorsqu’il s’agit de fouilles de marchandises, l’alinéa 99(1)a) accorde un pouvoir discrétionnaire pratiquement illimité aux agents :

99 (1) L’agent peut :

a) tant qu’il n’y a pas eu dédouanement, examiner toutes marchandises importées et en ouvrir ou faire ouvrir tous colis ou contenants, ainsi qu’en prélever des échantillons en quantités raisonnables;

En raison de la définition large qui est donnée au terme « marchandises » à l’article 2 de la Loi, les pouvoirs considérables accordés aux agents en vertu de l’alinéa 99(1)a) ont été élargis pour inclure les fouilles d’appareils électroniques, notamment de leur contenu.

L’interaction entre les droits prévus à la Charte canadienne des droits et libertés (Charte) et les fouilles à la frontière est un problème qui ne date pas d’hier en droit constitutionnel canadien. La Cour suprême du Canada a étudié la question en profondeur en 1998 dans l’arrêt R c Simmons, dans lequel elle a établi une distinction entre le degré de protection de la vie privée auquel les Canadiens peuvent raisonnablement s’attendre dans un contexte domestique par opposition à celui auquel ils peuvent s’attendre lorsqu’ils arrivent à un port d’entrée international. Selon la Cour, « il est communément reconnu que les États souverains ont le droit de contrôler à la fois les personnes et les effets qui entrent dans leur territoire » et que sans cette habileté « d’établir que tous ceux qui cherchent à traverser ses frontières ainsi que leurs effets peuvent légalement pénétrer dans son territoire, l’État ne pourrait pas remplir cette fonction éminemment importante »2.

Compte tenu de cette importante prérogative de l’État, la Cour a établi trois types de fouilles selon le degré de protection de la vie privée auquel un voyageur peut raisonnablement s’attendre : premièrement, la fouille de bagages et la fouille par palpation des vêtements extérieurs qui accompagnent occasionnellement les « contrôles de routine » auxquels font l’objet tous les voyageurs; deuxièmement, la fouille à nu « effectuée dans une pièce fermée, après un examen secondaire et avec la permission d’un agent des douanes occupant un poste d’autorité »; et troisièmement, l’examen des cavités corporelles, dans le cadre duquel les agents ont recours à des médecins, à des rayons X et à « d’autres moyens comportant un empiétement des plus poussés »3. Selon la Cour, seuls les deux derniers types de fouilles soulèvent des questions constitutionnelles en ce qui concerne la protection accordée par la Charte dans le cadre de fouilles arbitraires, de saisies et de détention, car ils comportent d’importants empiétements sur l’intimité corporelle.

Dans l’affaire Canfield, le juge de première instance s’était basé sur la jurisprudence de la Cour suprême pour conclure que les fouilles des appareils électroniques de Canfield et de Townsend en vertu de l’alinéa 99(1)a) de la Loi sur les douanes n’étaient pas déraisonnables. En effet, de l’avis du juge de première instance, étant donné que les fouilles contestées ne visaient que des « marchandises », elles s’inscrivaient dans la première catégorie établie dans l’arrêt Simmons et ne soulevaient donc aucune question constitutionnelle4.

L’arrêt Simmons revisité

En appel, la Cour d’appel de l’Alberta a entrepris une démarche plutôt inhabituelle, soit de revisiter les conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Simmons. Selon la Cour d’appel, des changements importants dans la relation de la société canadienne avec les appareils électroniques personnels, ainsi que l’évolution de la jurisprudence, justifiaient l’adoption d’une approche différente. La révolution numérique des dernières décennies, qui a entraîné un usage quasi omniprésent des appareils électroniques personnels, soulève de nouvelles préoccupations en matière de protection de la vie privée compte tenu de la [traduction] « quantité importante de renseignements personnels » enregistrés dans les ordinateurs portables, les tablettes et les téléphones cellulaires avec lesquels des milliers de voyageurs traversent la frontière tous les jours5.

La Cour d’appel a soupesé le droit à la vie privée des voyageurs et l’intérêt de l’État à surveiller les déplacements des personnes et des biens à la frontière, et elle a conclu que le pouvoir discrétionnaire illimité accordé aux agents de sécurité frontalière en vertu de l’article 2 et de l’alinéa 99(1)a) de la Loi sur les douanes violait la Charte. La Cour a mis l’accent sur les valeurs de protection de la vie privée et de dignité humaine prévues à la Charte, qui sont servies en protégeant le [traduction] « noyau biographique des renseignements personnels » enregistré sur les ordinateurs personnels et les téléphones cellulaires6.

Bien qu’ils soient de passage à la frontière, les voyageurs ont des attentes légitimes et objectivement raisonnables à ce que soit respecté le caractère privé du contenu de leurs appareils électroniques personnels. Selon la Cour d’appel, il faut atteindre un équilibre entre [traduction] « les attentes élevées en matière de respect de la vie privée qu’ont généralement les personnes en ce qui concerne leurs appareils électroniques personnels » et [traduction] « les faibles attentes en matière de respect de la vie privée qu’ont les personnes lorsqu’elles traversent des frontières internationales »7. La Loi sur les douanes n’a pas réussi à atteindre cet équilibre : les fouilles d’appareils électroniques à la frontière ne peuvent simplement pas être justifiées dans le cadre d’un contrôle de « routine.

Ayant conclu que le pouvoir illimité de fouille prévu à la Loi sur les douanes viole la Charte et qu’il n’est pas sauvegardé par l’application de l’article 1 de la Charte, la Cour a statué que [traduction] « la définition de " marchandises " à l’article 2 de la Loi sur les douanes est nulle et sans effet dans la mesure où la définition comprend le contenu des appareils électroniques personnels aux fins de l’alinéa 99(1)(a) » .8

Cependant, la Cour a reconnu qu’il est difficile de fixer un « seuil » approprié au-dessous duquel une telle fouille pourrait être raisonnable. Bien que les appelants aient insisté pour fixer le seuil [traduction] « aux cas où l’on soupçonne, de manière individualisée, que la fouille révélera une contrebande », la Cour a suggéré qu’un critère moindre pourrait s’appliquer considérant la [traduction] « nature unique de la frontière »9. Consciente de la nature sensible de sa tâche, la Cour a suspendu la déclaration d’invalidité à l’égard de l’article 2 de la Loi sur les douanes pour une période d’un an, indiquant que le Parlement était le mieux placé pour établir un équilibre entre les différents intérêts en jeu et qu’il devait se voir accorder suffisamment de temps pour élaborer une solution appropriée10.

Un besoin de lignes directrices claires

Même si la Cour a conclu que les droits protégés par la Charte de Canfield et de Townsend avaient été violés, elle a néanmoins statué en faveur de l’admission de la preuve recueillie par les agents des douanes. Selon la Cour, les appelants n’ont pas réussi à s’acquitter du fardeau que leur impose le paragraphe 24(2) de la Charte de démontrer que « eu égard aux circonstances », l’utilisation de la preuve contestée « est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice ».

La Cour suprême ayant rejeté la demande d’autorisation d’appel dans l’affaire Canfield, il revient maintenant au Parlement de définir le « seuil » approprié applicable aux fouilles des appareils électroniques personnels à la frontière.

Bien que la décision de la Cour d’appel puisse représenter une victoire importante pour les droits des voyageurs à la frontière, le Parlement emboîtera probablement le pas à la Cour en excluant un critère de soupçon « individualisé » comparable au critère requis pour effectuer une fouille dans un contexte domestique. Quelle que soit la solution, elle devra établir l’équilibre délicat prescrit par la Cour d’appel dans Canfield tout en fournissant des lignes directrices claires aux agents chargés de surveiller la frontière canadienne.

Les auteurs désirent remercier Henri Barbeau, stagiaire, pour son aide dans la préparation de cette actualité juridique.


Notes

1   2020 ABCA 383 [Canfield]

2   R c Simmons, [1988] 2 RCS 495, para 52.

3   Id., para 30.

4   R v Canfield, 2018 ABQB 408; les tribunaux canadiens étaient parvenus à des conclusions identiques dans R v Bialski, 2018 SKCA 71, para 111 et R v Moroz, 2012 ONSC 5642, para 20. 

5   Canfield, para 37.

6   Id., para 64.

7   Id., para 67.

8   Id., para 111. 

9   Id., para 75.

10   Id., para 114-115.



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