Le « choix stratégique difficile » auquel fait face la partie poursuivie devant un tribunal étranger qu’elle estime non compétent

Canada Publication Mars 2019

Le 22 février dernier, la Cour suprême du Canada a rejeté le pourvoi à l’encontre d’un arrêt de la Cour d’appel du Québec dans une action intentée par Knight Brothers LLC (Knight) contre David Barer (Barer) afin de faire reconnaître le jugement par défaut rendu par un tribunal de l’Utah à l’encontre de ce dernier et de deux sociétés dont il avait le contrôle.

Cet arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Barer c. Knight Brothers LLC1se révèle pertinent pour plusieurs raisons, mais plus particulièrement quant aux enseignements de la Cour concernant la reconnaissance de la compétence des tribunaux étrangers.

Les faits et l’historique judiciaire

En 2009, à la suite d’un différend quant au montant dû à Knight en vertu d’un contrat de sous-traitance, cette dernière intente un recours devant le tribunal de l’Utah contre Barer personnellement ainsi qu’à l’encontre de deux sociétés dont il avait le contrôle2. Au stade préliminaire, Barer présente une requête en irrecevabilité du recours de Knight plaidant, outre l’absence de compétence du tribunal de l’Utah à son égard, que le recours était irrecevable en raison notamment de la règle relative aux pertes purement financières3.

Le tribunal de l’Utah rejette la requête en irrecevabilité de Barer et, en 2012, fait droit à une demande de jugement par défaut présentée par Knight. Il en découle une demande introductive d’instance de Knight devant la Cour supérieure du Québec afin de faire reconnaître et déclarer opposable la décision du tribunal de l’Utah4

Devant les tribunaux québécois, se pose alors la question de la compétence du tribunal de l’Utah à l’égard de Barer. En première instance, le juge Blanchard, j.c.s., reconnaît le jugement du tribunal de l’Utah et le déclare exécutoire au Québec à l’encontre de Barer. De l’avis du juge Blanchard, le tribunal de l’Utah était compétent entre autres puisque Barer avait reconnu sa compétence5 en invoquant des moyens de fond dans sa requête en irrecevabilité6.

Barer interjette appel de cette décision. La Cour d’appel, dans un arrêt de deux phrases et sans souscrire à tous les motifs du juge de première instance, confirme son jugement7.

Le choix stratégique difficile, la reconnaissance de compétence et le « legal mulligan »

Tout en soulignant que cette question demeure des plus controversées8, le juge Gascon, s’exprimant pour la majorité des juges de la Cour suprême, conclut qu’un défendeur reconnaît la compétence du tribunal étranger saisi dès lors qu’« il présente des arguments de fond qui, s’ils étaient retenus, permettraient de trancher le litige sur le fond, en tout ou en partie »9.

Le juge Gascon rejette l’argument selon lequel une partie qui présente « un argument sur le fond, non pas parce qu’elle croit le tribunal compétent », mais pour « éviter les conséquences défavorables pouvant découler de l’absence de participation à l’instance », ne reconnaît pas la compétence du tribunal étranger10. Ainsi, un défendeur québécois poursuivi à l’étranger ne peut présenter des arguments de fond afin de « sauver les meubles » sans pour autant reconnaître la compétence du tribunal étranger11.

Étant d’avis que l’argument qu’avançait Barer dans sa requête – selon lequel le recours de Knight était irrecevable en raison de la règle relative aux pertes purement financières – constitue un argument de fond, le juge Gascon conclut que Barer, en faisant valoir ce moyen, a reconnu la compétence du tribunal de l’Utah12.

Cet arrêt de la Cour suprême du Canada démontre le « choix stratégique difficile » auquel font face les défendeurs québécois poursuivis à l’étranger. Le sort de ce litige démontre que les défendeurs québécois ne peuvent profiter de l’instance étrangère afin de tenter de sceller le sort du litige en présentant des arguments sur le fond sans en assumer les conséquences. En effet, il serait inéquitable, comme le souligne le juge Gascon, que les défendeurs québécois poursuivis à l’étranger puissent tenter de convaincre les autorités étrangères du bien-fondé d’arguments de fond « tout en conservant le droit de décliner ultérieurement compétence si, en définitive », ils sont insatisfaits des décisions rendues puisque cela reviendrait à leur accorder une seconde chance (un « legal mulligan ») de faire valoir leurs arguments13. Il en sera de même pour les défendeurs étrangers poursuivis au Québec lorsque viendra le temps de déterminer s’ils ont reconnu ou non la compétence des tribunaux québécois.    

La nécessité d’un lien de rattachement important : une question reportée à un autre jour

Sur ce point, Barer soutenait que le facteur du rattachement important énoncé à l’article 3164 C.c.Q. est un critère additionnel devant être démontré14. Reportant à un autre jour cette question, le juge Gascon souligne toutefois que lorsqu’il « est satisfait à l’une des conditions prévues à l’article 3168 C.c.Q., il est, dans la plupart des cas, également satisfait au critère du rattachement important énoncé à l’article 3164 C.c.Q »15. Ainsi, le fait que Barer « a participé à l’instance dans l’Utah au point où il a reconnu la compétence du tribunal de cet État suffit amplement et ne soulève aucune question quant au rattachement important du litige avec cet État et avec ce tribunal »16.

Notes

1       2019 CSC 13.

2       Id., par. 8-9.

3       Id., par. 11-12.

4       Id., par. 15-16.

5       Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64, art. 3168(6).

6       Barer c. Knight Brothers LLC, préc., note 1, par. 18; Knight Brothers, l.l.c. c. Central Bearing Corporation Ltd., 2016 QCCS 3471.

7       Barer c. Knight Brothers, 2017 QCCA 597.

8       Barer c. Knight Brothers LLC, préc., note 1, par. 64.

9       Id., par. 69.

10     Id., par. 64-68

11    Id., par. 68. Sur cet argument voulant que le défendeur présentant des arguments de fond afin de « sauver les meubles » ne reconnaisse pas la compétence du tribunal étranger, voir : Gérald GOLDSTEIN et Ethel GROFFIER, Droit international privé, t. I, «Théorie générale, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1998, par. 183.

12     Id., par. 81.

13     Id., par. 69.

14     Id., par. 83.

15     Id., par. 87-88.

16     Id., par. 88.



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