Uber frappe un mur avec ses dispositions en matière d’arbitrage dans Heller v Uber Technologies Inc.

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Canada Publication Février 2019

La première décision de la Cour d’appel de l’Ontario en 2019 est un développement important dans la tendance qui voit les entrepreneurs indépendants dans l’« économie des petits boulots » être traités comme des « employés » bénéficiant des divers droits et protections qui découlent de cette désignation. Cette décision donne des indications importantes sur les questions touchant le droit de l’emploi, les recours collectifs et les arbitrages.

Contexte

Heller, un chauffeur Uber, a intenté un recours collectif proposé au nom de certains chauffeurs Uber qui fournissaient des services au moyen des applications Uber. Dans le cadre du recours collectif proposé, Heller demandait une déclaration indiquant que les chauffeurs Uber sont des employés d’Uber et sont, par conséquent, régis par la Loi de 2000 sur les normes d’emploi (LNE), qu’Uber avait enfreint la LNE et que les dispositions obligatoires en matière d’arbitrage des conventions de services entre Uber et les chauffeurs étaient sans effet et inexécutoires. Les chauffeurs réclamaient également 400 millions de dollars en dommages-intérêts.

Avant que le recours collectif soit certifié, Uber a présenté une requête pour le faire suspendre en faveur de l’arbitrage en se fondant sur une clause d’arbitrage dans la convention de services standard entre les parties. La clause d’arbitrage exigeait que les parties se soumettent à une médiation devant la Chambre de commerce internationale (CCI) et, en l’absence d’un règlement, à un arbitrage devant la CCI. La convention de services était régie par le droit des Pays-Bas, et Amsterdam était désignée en tant que lieu de l’arbitrage.

Dispositions en matière d’arbitrage illégales et abusives

Le juge de la requête, le juge Perell, a déterminé que la clause d’arbitrage était valide et il a accueilli la requête d’Uber visant à suspendre le recours collectif proposé. Il a également jugé que le différend était international et commercial, et que c’était la Loi de 2017 sur l’arbitrage commercial international, et non la Loi de 1991 sur l’arbitrage de l’Ontario, qui s’appliquait.

Le juge Perell a conclu que la clause d’arbitrage n’était pas abusive puisque seules les demandes « sérieuses » devaient être soumises à la médiation et à l’arbitrage devant la CCI à Amsterdam, et que les chauffeurs ontariens disposaient d’autres modes de résolution des différends dans leur province et dans la procédure d’entreprise d’Uber. Il a aussi jugé que l’arbitrabilité des contrats d’emploi est une question mixte de fait et de droit qui devrait être tranchée par un arbitre nommé pour régler le différend en vertu du principe de compétence-compétence. Le juge Perell a terminé en affirmant que les tribunaux doivent appliquer les ententes d’arbitrage conclues de plein gré, et que la LNE n’empêche pas les parties de recourir à l’arbitrage.

La Cour d’appel de l’Ontario a rejeté à l’unanimité les conclusions du juge de la requête. En premier lieu, la Cour d’appel a jugé que l’exception relative à la nullité dans la Loi de 1991 sur l’arbitrage rendait la clause d’arbitrage nulle puisque la clause constituait une renonciation illégale à la LNE par contrat. La Cour d’appel a également considéré l’allégation de Heller selon laquelle il était un employé d’Uber comme étant véridique, ou prouvable. En tant qu’employé, Heller serait protégé par la LNE et aurait droit aux avantages qu’elle confère.

Un employé qui introduit une instance civile ne peut pas, au même moment, déposer une plainte qui soulève la même question que l’instance civile1. Selon le libellé de la Loi sur les tribunaux judiciaires, des Règles de procédure civile et de la LNE elle-même, la Cour n’a pas accepté l’argument d’Uber selon lequel une « instance civile » inclut un arbitrage.

Elle a également jugé que le processus d’enquête requis par la LNE, déclenché par une plainte selon laquelle il y a eu contravention à la LNE2 , constitue une « norme d’emploi » à laquelle aucun employeur ne peut se soustraire par contrat ou renoncer. La clause d’arbitrage supprimerait le droit de Heller, ou de tout chauffeur, de déposer une plainte auprès du ministère du Travail au sujet de l’employeur et de possibles infractions à la LNE : elle placerait l’intégralité du fardeau de la preuve d’une telle réclamation sur Heller. Que Heller ait choisi de ne pas déposer une plainte en vertu de la LNE, mais plutôt d’intenter un recours collectif proposé, a été jugé non pertinent pour l’analyse de la Cour.

En second lieu, la Cour d’appel a conclu que même si la clause n’était pas nulle en raison de sa contravention à la LNE, elle demeurait néanmoins inexécutoire puisque le coût d’une médiation et d’un arbitrage outre-mer3, par rapport au salaire d’un chauffeur, rendait la clause abusive. En appliquant le critère établi dans l’affaire Titus v William F Cooke Enterprises Inc.4, la Cour a conclu que l’interface à clics de l’application d’Uber, le contrat d’adhésion et l’insuffisance des conseils juridiques indépendants aux chauffeurs avaient créé un déséquilibre flagrant du pouvoir de négociation. L’application du droit hollandais au contrat confirmait le caractère abusif : Uber devait savoir que les chauffeurs ne seraient pas disposés à présenter des réclamations en vertu de lois étrangères.

La Cour a abordé brièvement le caractère exécutoire des clauses de choix de l’instance et de choix des lois et a constaté que celles-ci étaient également nulles en raison de leur caractère abusif5. Même si les dispositions étaient valides, il y avait des motifs solides pour ne pas les appliquer sur le fondement de l’équilibre entre les parties et des inconvénients pour celles-ci.

Le juge Nordheimer a également donné son avis sur l’incidence du déséquilibre du pouvoir de négociation dans la relation entre Uber et les chauffeurs. Heller n’avait pas eu de conseils juridiques indépendants et n’avait pas de possibilité raisonnable de négocier l’une ou l’autre des modalités de la convention de services. Même si les chauffeurs ne sont pas des employés, ils s’apparentent à des consommateurs quant à leur position de négociation et se trouvent [traduction] « à la merci des modalités et des tarifs liés aux services » fixés par Uber6. Le juge Perell a commis une erreur fondamentale en traitant la clause d’arbitrage comme une clause se trouvant dans des contrats commerciaux normaux, entre des parties de connaissances et de force égales.

Incidences

Cette décision a des incidences potentiellement importantes pour l’économie des petits boulots au Canada. Sous réserve d’un autre appel, les entreprises devront s’adapter aux lois sur la protection des travailleurs de leur territoire respectif, comme la LNE, plutôt que de s’y soustraire au moyen de dispositions obligatoires en matière d’arbitrage. Si les chauffeurs Uber étaient éventuellement jugés comme étant des « employés » plutôt que des « entrepreneurs », Uber devra mettre à jour ses contrats d’emploi pour tenir compte des lois de chaque province et de chaque territoire en matière d’emploi. Les dispositions relatives à la médiation ou à l’arbitrage devant la CCI pourraient perdre de leur attrait en raison des coûts exorbitants pour les particuliers contractants ayant des moyens limités.

Comme cas d’espèce, il semble que les dispositions en matière d’arbitrage en Ontario d’Uber étaient beaucoup plus strictes que celles dans d’autres territoires : ses diverses conventions aux États-Unis comportent des clauses d’exclusion et offrent de payer les coûts de l’arbitrage. D’autres sociétés issues de l’économie des petits boulots, comme Lyft et Airbnb, ont des dispositions semblables en matière d’arbitrage, mais le choix des lois et de l’instance dépend du lieu de résidence de l’entrepreneur ou du choix des parties, ce qui peut procurer juste assez de souplesse pour ne pas rendre de telles clauses abusives.

Uber devrait demander l’autorisation de porter la décision en appel devant la Cour suprême, comme elle l’a fait dans d’autres territoires où la même question liée à l’emploi a été soulevée. Les chauffeurs Uber ont été jugés comme étant des employés par la Cour d’appel de l’Angleterre et du pays de Galles à la fin de décembre 20187; Uber a déclaré qu’elle appellerait de cette décision.

Notes

[1]     Loi de 2000 sur les normes d’emploi, L.O. 2000, chap. 41, art.98 [LNE].

[2]      LNE, article 96.

[3]      La Cour d’appel a souligné au paragraphe 15 que la soumission d’une réclamation en vertu des règles de la CCI coûte environ 14 500 $ US, somme qui ne tient pas compte des frais de déplacement et d’hébergement ou des honoraires juridiques du demandeur, comparativement au salaire annuel moyen d’un chauffeur qui se situe entre 20 800 $ CA et 31 200 $ CA.

[4]      Titus v. William F. Cooke Enterprises Inc., 2007 ONCA 573, 284 DLR (4e) 734, au para. 38.

[5]      As per the principles in Douez v Facebook, 2017 SCC 33.

[6]      Heller v. Uber Technologies Inc., 2019 ONCA 1 au para. 71.

[7]      [2018] EWCA Civ 2748.



Personne-ressource

Cochef mondial – sciences de la vie et soins de santé; Associé

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