En décembre, la juge Conway a accordé 1,24 G$ à Cineplex pour « perte de synergies » après que Cineworld a mis fin à une entente visant l’achat de Cineplex (voir notre résumé ici). Les deux parties portent la décision en appel. 

La présente actualité porte sur la décision d’octroyer des dommages-intérêts fondés sur l’attente en cas de perte de synergies.

Décision

L’expert de Cineplex a calculé les dommages-intérêts selon les critères suivants :

  • Contrepartie que Cineworld aurait payée aux actionnaires, moins la valeur des titres conservés (1,32 G$); 
  • Baisse de la valeur des flux de trésorerie futurs de Cineplex (810 M$); ou
  • Perte de synergies attendues si l’acquisition avait été réalisée (1,24 G$).

La juge Conway a rejeté la première théorie relative aux dommages-intérêts : à titre de tiers bénéficiaires, les actionnaires de Cineplex n’avaient pas le droit d’appliquer l’entente ou de poursuivre Cineworld, et le contrat ne permettait pas à Cineplex de recouvrer la perte pour leur compte.

La juge Conway a conclu que la perte de synergies constituait la mesure appropriée pour les dommages-intérêts, car elle représentait les pertes que Cineplex a elle-même subies, qu’elle aurait réalisées si l’opération avait été menée à bien1.

Appel

Les deux parties ont porté la décision en appel. 

Les motifs de Cineworld comportent deux volets. Premièrement, Cineworld affirme que la juge Conway a erré lorsqu’elle a conclu que la clause sur le cours normal permettait de s’écarter de la pratique antérieure en réponse à la pandémie, et que Cineworld assumait le risque lié à la pandémie. Deuxièmement, la juge Conway a erré en accordant des dommages-intérêts pour « perte de synergies », comme si celles-ci constituaient des avantages auxquels Cineplex avait droit aux termes d’un contrat. 

Cineplex a logé un appel incident à l’égard du montant des dommages-intérêts. Cineplex souhaite obtenir un montant calculé en fonction de la contrepartie que les actionnaires auraient réalisée2. Sinon, elle souhaite obtenir des montants qui compensent : 1) la perte de valeur de l’entreprise du fait de la résiliation par Cineworld (808 M$); ou 2) les obligations que Cineworld aurait acquittées après la réalisation (714 M$)3; ou 3) la restitution des bénéfices que Cineworld a réalisés par suite de la violation (1,1 G$).

Synergies perdues : contexte

Stratégie de Cineworld

Cineworld prévoyait de percer le marché canadien en faisant l’acquisition de Cineplex et ainsi devenir le plus important exploitant de salles de cinéma au monde. 
Les activités de Cineplex auraient été regroupées avec celles de Regal, une société de divertissement américaine acquise par Cineworld en 2018. Le regroupement aurait permis de réaliser d’importantes synergies4 – le chef de la direction de Cineworld a déclaré que les synergies estimées constituaient l’un des éléments à la base du prix d’achat de 2,8 G$.

Un rapport d’Ernst & Young estimait la valeur des synergies

Avant d’accepter d’acquérir Cineplex, Cineworld a retenu les services d’Ernst & Young pour faire un rapport sur les synergies prévues5. EY a estimé des bénéfices annualisés de 163,5 M$ relativement à Cineplex.

Méthodologie relative aux dommages-intérêts pour perte de synergies de Cineplex

Au procès, l’expert de Cineplex s’est servi du rapport d’EY pour calculer la valeur actualisée des synergies perdues de Cineplex, qui comprenait : un regroupement des activités, des économies de coûts grâce aux économies d’échelle et une augmentation des revenus provenant de nouvelles initiatives. Divers écarts d’actualisation ont été appliqués (p. ex. pour tenir compte de la rationalisation reportée en raison de la COVID-19), pour atteindre le montant final de 1,24 G$.   

Bien que Cineworld n’ait pas proposé d’autre solution, son expert a fait remarquer que ces synergies ne résulteraient que du regroupement des activités et qu’elles profiteraient à Cineworld comme acheteur, et non à Cineplex.

La juge Conway n’a pas débattu ce point. Elle a accepté les calculs de Cineplex et rejeté les arguments de Cineworld selon lesquels les synergies devraient être actualisées pour tenir compte de la dette au titre du prix d’achat qui serait contractée et imposée à Cineplex. 

La juge Conway a conclu que bien que Cineworld, comme actionnaire, aurait bénéficié des avantages de la synergie en bout de ligne, les synergies auraient été réalisées par Cineplex. L’octroi de dommages-intérêts pour cette raison aurait placé Cineplex dans la même situation que si Cineworld n’avait pas résilié le contrat. 

Questions

ll sera intéressant de voir comment les arguments des parties seront pris en considération lors de l’appel et quel sera l’effet pratique de ce raisonnement. Par exemple :  

Quand est-ce que la perte de synergies en raison de l’avortement d’une opération de fusion et acquisition peut être accordée à un vendeur si les parties avaient prévu de regrouper le vendeur avec une autre entité après la clôture?

Bien que les dommages-intérêts de 1,24 G$ devaient servir à placer Cineplex dans la même position que si le contrat avait été exécuté, la décision ne donne pas de détails sur le sort prévu de Cineplex après la clôture. Dans son avis d’appel, Cineworld indique qu’elle aurait exploité Cineplex comme elle jugeait bon de le faire.

La juge Conway a indiqué que pour Cineworld, l’opération avait pour objectif de « regrouper les activités » de Cineplex et de Regal, mais la décision n’aborde pas la forme juridique que le « regroupement » aurait pu prendre (comme une fusion) et ses répercussions sur Cineplex. Par exemple, la Loi sur les sociétés par actions (Ontario) prévoit que les sociétés qui fusionnent cessent d’exister en tant qu’entités distinctes de la société issue de la fusion6, mais la jurisprudence n’est pas claire à savoir si les fusions mettent réellement fin à l’existence de la société remplacée7.

Quels sont les facteurs requis pour que la perte de synergies constitue une mesure appropriée des dommages-intérêts fondés sur l’attente?

Les dommages-intérêts fondés sur l’attente doivent être prouvés avec une certitude raisonnable, mais les avantages de la synergie sont souvent spéculatifs et représentent un but. La juge Conway a conclu que l’expert de Cineplex avait choisi le résultat le « plus probable », car Cineworld avait réussi à réaliser les synergies prévues dans le cadre de son acquisition de Regal. Cependant, la juge Conway n’a pas abordé la question de savoir quel niveau de probabilité que les synergies prévues se réalisent était nécessaire afin d’être prises en compte dans les évaluations de dommages-intérêts importants.

Cineworld soutient que toute synergie appartiendrait exclusivement à l’acheteur; Cineplex n’avait pas droit aux synergies aux termes du contrat, et il s’agit donc d’une mesure inappropriée des dommages-intérêts fondés sur l’attente. De plus, le défaut d’actualiser la dette au titre du prix d’achat que Cineworld aurait imposée à Cineplex après la clôture place Cineplex dans une meilleure position que si le contrat avait été exécuté. 

Points à retenir

Dans les opérations de fusion et acquisition, les entreprises ne savent jamais quels sont les dommages-intérêts, s’il en est, qui peuvent être récupérés si une partie refuse de réaliser l’opération. Il reste à voir si un appel éclaircit cette question et tient compte de l’utilité générale des synergies perdues dans l’évaluation des dommages-intérêts. Plus particulièrement, les acheteurs devraient être conscients du risque de réclamations de dommages-intérêts liés à des synergies et envisager d’inclure une indemnité de rupture dans le contrat.


Notes

1  

À la différence de la première théorie sur les dommages-intérêts fondée sur la contrepartie à verser aux actionnaires, qui ne correspondaient pas aux pertes subies par Cineplex elle-même.

2   Autrement dit, la contrepartie que Cineworld aurait versée aux actionnaires moins la valeur des titres conservés – c’est-à-dire la première théorie sur les dommages-intérêts qui figure dans la liste ci-dessus.

3   En ce qui concerne la dette bancaire et les paiements de rachat de titres incitatifs.

4  

Le terme synergie n’est pas défini dans la décision, mais de façon générale, les synergies résultent d’économies d’échelle : elles sont la concrétisation de la réduction des coûts et de l’augmentation des bénéfices qui résultent du regroupement et de la fusion d’entreprises.

5  

Les motifs de la juge Conway ne suggèrent aucunement que les parties avaient conjointement demandé le rapport pour faciliter les négociations dans le cadre de l’opération (p.ex. pour aider à fixer un prix).

6  

Loi sur les sociétés par actions, LRO 1990, c. B.1, art. 179(a.1).

7  

740170 Ontario Inc. v. Bromac Construction & Engineering Ltd., 2013 ONSC 7774 para 19



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