Au Canada, mieux vaut faire en sorte d’employer une marque de commerce enregistrée, au risque de voir son enregistrement radié si, au terme d’un défaut d’emploi de trois ans, une contestation est présentée en vertu de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce (Loi) et si aucune circonstance spéciale ne justifie ce défaut d’emploi. Le critère des circonstances spéciales qui justifient le défaut d’emploi en vertu de l’article 45 est au cœur d’une importante décision rendue récemment par la Cour d’appel fédérale (CAF). Cette dernière a établi que l’acquisition récente d’une marque de commerce pouvait constituer des circonstances spéciales justifiant un défaut d’emploi et a indiqué quand et comment cette exception s’appliquait. 

En fait, la décision de la CAF conforte les acquéreurs de marques de commerce en leur permettant de croire que dans de nombreux cas, voire dans la plupart, ils disposeront d’un délai de grâce pour commencer à employer une marque récemment acquise avant que son enregistrement ne soit radié pour cause de défaut d’emploi.


Article 45 : l’effet potentiel du non-usage 

Aux termes de l’article 45 de la Loi, « une personne qui verse les droits prescrits » peut demander que le registraire des marques de commerce (registraire) donne un avis au propriétaire inscrit d’une marque lui enjoignant de fournir la preuve que la marque a été employée au Canada au cours des trois années précédentes ou, dans la négative, la raison pour laquelle elle ne l’a pas été. 

Si le registraire conclut que la marque de commerce n’a pas été employée au cours de cette période de trois ans et que ce non-usage n’est pas attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient, l’enregistrement sera généralement radié. Selon la jurisprudence antérieure relative à l’article 45, les principes suivants s’appliquent aux circonstances spéciales : i) ce sont des circonstances qui ne se retrouvent pas dans la majorité des cas de défaut d’emploi de la marque de commerce et ii) le défaut d’emploi leur est attribuable.

Le changement de propriétaire : une circonstance spéciale au sens de l’article 45

Dans la récente affaire Centric Brands Holding LLC c. Stikeman Elliott LLP, 2025 CAF 161, la CAF s’est penchée sur la question de savoir si l’acquisition récente d’une marque de commerce constituait une circonstance spéciale justifiant le défaut d’emploi en vertu du paragraphe 45(3). Cette question mettait en jeu une jurisprudence établie depuis 30 ans par les tribunaux inférieurs concernant la théorie du changement de propriétaire, selon laquelle un nouveau propriétaire n’est généralement tenu de démontrer que des circonstances spéciales justifient le défaut d’emploi d’une marque de commerce que pendant la période suivant son acquisition.

Dans les motifs énoncés par le juge Locke, la formation de la CAF a déterminé que rien dans le texte, le contexte ou la raison d’être de l’article 45 n’excluait que l’acquisition récente d’une marque de commerce puisse constituer une circonstance spéciale justifiant le défaut d’emploi. La CAF a entériné le principe, élaboré dans la jurisprudence des tribunaux inférieurs sur le changement de propriétaire, selon lequel un nouveau propriétaire n’a généralement pas à prouver que des circonstances spéciales ont justifié le défaut d’emploi par l’ancien propriétaire. Selon cette approche, « le nouveau propriétaire a besoin de temps pour faire les préparatifs » relatifs à l’emploi d’une marque de commerce. De plus, exiger d’un nouveau propriétaire qu’il justifie le défaut d’emploi de la marque par son prédécesseur serait une « approche excessivement formaliste ». Il est important de noter que pour la CAF, « ce principe devrait s’appliquer, sauf raisons valables ». 

C’est la première fois que la CAF se livre à une analyse approfondie de la théorie du changement de propriétaire associée à l’article 45 et qu’elle l’entérine explicitement.

La convention d’achat et de vente : une circonstance spéciale justifiant le défaut d’emploi

À la suite des conclusions ci-dessus concernant l’article 45 et les marques de commerce récemment acquises, la CAF a annulé la décision de la Cour fédérale, qui avait confirmé la décision du registraire de radier l’enregistrement de la marque de commerce en question. 

Les faits essentiels n’étaient pas contestés. En quelques mots, l’appelante Centric Brands Holding LLC a signé une convention d’achat et de vente le 27 juin 2018 pour acquérir des centaines de marques de commerce et autres éléments, y compris l’enregistrement de la marque de commerce canadienne AVIREX sous le no TMA 423 520 (marque). D’après la preuve présentée, la convention avait été conclue de bonne foi entre deux parties sans lien de dépendance. La cession de la marque à Centric a eu lieu le 29 octobre 2018, date de clôture de la transaction. Cependant, dans les jours précédant la clôture, le 12 octobre 2018, l’intimée a demandé que le registraire donne un avis en vertu de l’article 45 relativement à la marque. 

En tant que nouveau propriétaire de la marque, Centric a fourni des preuves et a suivi la procédure prescrite à l’article 45. Le registraire a décidé de radier l’enregistrement de la marque. Par la suite, la Cour fédérale a rejeté l’appel de Centric qui, selon elle, ne pouvait pas s’appuyer sur la théorie du changement de propriétaire. En effet, ce n’était pas un nouveau propriétaire pendant la période pertinente (c.-à-d. les trois années précédant l’avis du 12 octobre 2018 en vertu de l’article 45), étant donné que le changement réel de propriété de la marque avait eu lieu à la clôture, le 29 octobre 2018, peu après l’expiration de la période pertinente. 

La CAF a rejeté la conclusion de la Cour fédérale comme étant une erreur de droit. En effet, elle a estimé qu’il était « excessivement sévère et formaliste » de considérer que la théorie du changement de propriétaire ne pouvait s’appliquer à une convention d’achat et de vente qui avait été signée, mais qui n’avait pas encore pris effet, au cours de la période pertinente. La question qui occupait la cour était celle de savoir « si la marque de commerce devrait être considérée comme désuète ». La CAF craignait également que la décision de la Cour fédérale « ne donne lieu à des méfaits », à savoir qu’une tierce partie demande qu’un avis soit donné en vertu de l’article 45 après l’annonce publique de conventions d’acquisition de marques de commerce, mais avant leur prise d’effet. Encourager un tel comportement « serait contraire à l’intention de l’article 45 », car les marques de commerce sont généralement acquises dans le but d’être employées. 

Défense du non-usage par Centric à titre de nouveau propriétaire pendant 3,5 mois après la signature de la convention

La CAF a conclu que la théorie du changement de propriétaire s’appliquait aux faits pour justifier le défaut d’emploi de la marque. 

D’après la preuve, Centric n’avait pas facilement accès aux dossiers de l’ancien propriétaire et « n’était pas aussi bien informée que son prédécesseur pour expliquer le défaut d’emploi de la marque […] pendant la période précédant la signature de la convention ». En conséquence, la période pertinente pour l’examen des circonstances spéciales était celle de 3,5 mois écoulés entre la date de signature de la convention d’achat et de vente par Centric et celle où a été donné l’avis au titre de l’article 45. 

La brièveté de cette période et l’acquisition récente de la marque constituent des circonstances spéciales qui justifient le défaut d’emploi de la marque par Centric pendant la période pertinente. De l’avis de la cour, « l’acquisition de la marque […] est en soi un signe qu’elle n’est pas désuète; il y a une intention de commencer à l’employer ». La CAF a annulé la radiation de l’enregistrement de la marque.

L’appelante Centric Brands Holding LLC, qui a eu gain de cause, était représentée par Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l. à la Cour fédérale et à la Cour d’appel fédérale.

Les auteur·rices tiennent à remercier Beatrice Kaiser, stagiaire, pour son aide dans la préparation du présent bulletin.



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