En juillet 2022, dans une affaire unique et inusitée, la Cour supérieure a rendu une décision remettant en question un principe que l’on croyait bien établi en matière de relations de travail1.

Alors que les tribunaux civils avaient toujours refusé de réintégrer des employé·es dans leur emploi, le juge Saint-Pierre en a surpris plus d’un en concluant qu’un employeur avait renoncé à son droit de mettre fin au contrat d’un employé et en ordonnant la réintégration de l’employé en question.

Insatisfait de cette décision, l’employeur a porté la décision en appel.

Dans une décision fortement attendue, la Cour d’appel du Québec a infirmé la décision de première instance2. Toutefois, celle-ci est arrivée à plusieurs conclusions inusitées.


Contexte

M. André Gloutnay, (l’Employé), a commencé sa carrière chez Juste pour rire en 1993 à titre d’archiviste et documentaliste du Musée Juste pour rire. L’ex-président de Juste pour rire, Gilbert Rozon, reconnaissant l’importance des connaissances encyclopédiques de l’Employé, lui a fait signer plusieurs contrats au fil des années, plus particulièrement, un contrat en 2004 dans lequel un emploi à vie lui était garanti. En contrepartie, l’Employé acceptait de céder ses droits sur ses collections d’archives à M. Rozon.

Pourtant, des années plus tard, quelques mois après la démission de M. Rozon, Juste pour rire a procédé à plusieurs licenciements, y compris celui de l’Employé. Lors de la rencontre visant l’annonce de son licenciement, l’Employé a rappelé l’existence de la garantie d’emploi lui ayant été octroyée en 2004. Toutefois, Juste pour rire a refusé de maintenir l’Employé dans son poste et a confirmé son licenciement. Une indemnité équivalente à douze mois de salaire lui a été versée.

Souhaitant continuer de travailler pour Juste pour rire dans ses fonctions, l’Employé s’est tourné vers la Cour supérieure et a obtenu sa réintégration en emploi. Juste pour rire a donc porté la décision en appel.

La décision de la Cour d’appel du Québec

Dans une décision unanime, les trois juges de la Cour d’appel du Québec arrivent à plusieurs conclusions inusitées :

  1. Le contrat signé en 2004 n’est ni un contrat de travail à durée déterminée ni un contrat de travail à durée indéterminée. Il s’agit plutôt d’un contrat dit sui generis;
  2. Le juge de première instance ne pouvait pas ordonner la réintégration de l’Employé en raison de l’abolition du poste occupé par ce dernier et des aptitudes particulières pour lesquelles il avait été embauché;
  3. L’Employé a droit à une indemnité équivalente à 10,75 années de salaire.

La nature du contrat signé en 2004

Selon le Code civil du Québec, la durée d’un contrat d’emploi est déterminée (p. ex. deux ans) ou indéterminée. D’un côté, lorsque le contrat est à durée indéterminée, il est permis à l’employeur de mettre fin à l’emploi sans motif sérieux à condition d’offrir un préavis raisonnable ou une indemnité en tenant lieu. De l’autre côté, quand le contrat est d’une durée déterminée, il n’est pas permis à l’employeur de résilier le contrat sans motif sérieux avant l’arrivée du terme. S’il le fait, il doit compenser le préjudice subi par l’employé·e.

Or, la Cour d’appel détermine que le contrat signé en 2004 ne correspond à aucune de ces deux catégories. Selon les juges, le contrat est de nature sui generis, c’est-à-dire qu’il ne correspond à aucune catégorie prédéfinie.

La Cour conclut également qu’en signant ce contrat, Juste pour rire a renoncé à son droit de le résilier et a garanti un emploi à vie en contrepartie des droits sur la collection d’archives de l’Employé. Selon la Cour d’appel, un tel contrat est valide et ne viole pas l’ordre public.

La possibilité d’ordonner la réintégration de l’Employé

Bien que la Cour d’appel ait confirmé qu’il s’agissait d’une garantie d’emploi à vie, elle diverge d’opinion avec le juge de première instance quant à la solution à adopter. Alors que le juge de première instance a accepté d’ordonner la réintégration de l’Employé chez Juste pour rire, la Cour d’appel conclut que cette solution n’est pas applicable.

Dans ses motifs, la Cour cite certains auteurs selon lesquels il est possible d’ordonner à une entreprise d’intégrer ou de maintenir une personne en emploi dans certains cas. Selon ces derniers, il faut alors considérer :

  • le fait que l’employeur est une personne morale;
  • la taille de l’employeur; et
  • les fonctions du salarié ou de la salariée.

Par ailleurs, la Cour d’appel précise que lorsque l’identité de la personne avec laquelle l’employeur conclut un contrat est un élément essentiel, le contrat peut être qualifié d’intuitu personae, ce qui fait habituellement échec à la possibilité d’ordonner la réintégration.

Or, la Cour d’appel conclut que plusieurs des éléments ci-dessus empêchent la réintégration de l’Employé. Premièrement, bien que l’employeur soit une personne morale de grande taille, il n’en demeure pas moins qu’en raison des fonctions particulières de l’Employé qui ne sont plus nécessaires vu l’abolition de son poste, la réintégration causerait plus d’inconvénients que d’avantages. Deuxièmement, il s’agit indéniablement d’un contrat intuitu personae, car l’Employé a été embauché spécifiquement en raison de ses connaissances encyclopédiques uniques. Pour ces raisons, la Cour d’appel conclut que la réintégration de l’Employé ne peut être ordonnée. Toutefois, celle ci ne semble pas fermer la porte à la réintégration dans d’autres circonstances.

Compensation

L’Employé ne pouvant être réintégré, la Cour devait déterminer l’indemnité à laquelle il a droit. La Cour conclut que Juste pour rire doit verser une indemnité équivalente au salaire que l’Employé aurait gagné entre la date de son licenciement et le moment où il prévoyait prendre sa retraite, soit à l’âge de 65 ans.

Selon la Cour, les circonstances particulières de cette affaire lui permettent de s’écarter des délais de congé normalement accordés dans d’autres affaires.

Ainsi, la Cour d’appel accorde à un employé qui gagnait un salaire annuel de 60 000 $ une indemnité totale de 660 500 $. Il s’agit d’une indemnité équivalente à 10,75 années de salaire, soustraction faite de ce que Juste pour rire a déjà versé à l’Employé.

Quoi en retenir?

Cette décision à la fois unique et inusitée devrait servir de rappel quant à l’importance d’être méthodique lorsque vient le temps de négocier un contrat d’emploi avec d’actuel·les ou de futur·es employé·es. Qu’elles soient écrites ou verbales, les promesses faites par l’employeur ou son dirigeant peuvent avoir des conséquences importantes à long terme.

En ce qui a trait aux conséquences juridiques du jugement, il est encore trop tôt pour dire si les motifs de la Cour d’appel du Québec seront utilisés par d’autres décideurs pour accorder des indemnités plus généreuses ou pour ordonner la réintégration d’employé·es.

À tout événement, il demeure possible que la décision de la Cour d’appel du Québec soit contestée devant la Cour suprême du Canada. Nous continuerons donc de suivre cette affaire et ferons une mise à jour, le cas échéant.


Notes

1   Gloutnay v. Rozon, 2022 QCCS 2578.

2  

Gestion Juste pour rire inc. c. Gloutnay, 2024 QCCA 156 



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