La Cour supérieure du Québec se penche sur les règles de contribution dans une situation de pluralité d’assureurs en assurance de biens

Mondial Publication Decembre 2016

Le 14 décembre 2016, la Cour supérieure du Québec a rendu un jugement sur une question de droit qui n’est pas fréquemment abordée en jurisprudence québécoise, soit de déterminer le cadre juridique des relations entre deux assureurs couvrant le même risque en matière d’assurance de biens. Dans l’affaire La Coop Fédérée c. La Compagnie d’assurance générale Co-operators et al. 1 , le tribunal se penchait en effet sur une réclamation d’une assurée, la Coop Fédérée (Coop), envers deux de ses assureurs pour une perte causée par un stratagème d’hameçonnage qui a entraîné en août 2014 un virement de fonds frauduleux de 4,9 millions de dollars.

 



Les faits

La Coop détenait deux polices d’assurance de biens qui pouvaient potentiellement couvrir cette perte. La première était émise par la Compagnie d’assurance générale Co-operators (Co-operators) pour un montant de garantie de 15 millions de dollars et pouvait faire l’objet d’une rétention de 500 000 $. La seconde était souscrite auprès de Liberty International Underwriters (Liberty) et visait la fraude et le détournement pour un montant de 1 million de dollars avec une franchise de 100 000 $. Liberty avait accepté d’indemniser son assurée à la hauteur de sa limite d’assurance alors que Co-operators avait plutôt nié couverture pour divers motifs. La Coop a déposé un recours devant la Cour supérieure contre Co-operators. Dans le cadre de ce litige, Co-operators a fait intervenir la Banque Nationale du Canada (BNC) puisque, selon Co-operators, c’est la BNC qui devait supporter la perte de 4,9 millions de dollars, car la somme versée frauduleusement avait été empruntée par la Coop à la BNC.

Le 21 avril 2015, Liberty a versé à la Coop la somme de 1 million de dollars correspondant à son montant d’assurance. Le 9 février 2016, Liberty déposait son propre recours contre Co-operators recherchant une condamnation de 726 124,47 $, ce qui, selon Liberty, correspondait au trop payé de sa contribution à la perte subie par la Coop. L’action de Liberty et celle de la Coop ont été jointes pour audition commune devant la Cour supérieure.

Le juge Michel Déziel était saisi de cette affaire. Il a d’abord dû trancher afin de savoir si la perte subie par la Coop devait être supportée par cette dernière ou par la BNC. En effet, le transfert de fonds en dollars américains par la Coop au fraudeur a placé son compte bancaire à découvert. La Coop a donc dû emprunter un montant équivalent à la BNC, celle-ci étant mandatée par la Coop pour procéder au transfert de fonds. Co-operators alléguait que la BNC devait supporter la perte de la Coop puisque la somme de 4,9 millions de dollars appartenait à la BNC en vertu de la Loi sur les lettres de change. Le juge Déziel a rejeté d’entrée de jeu cet argument de Co-operators et a conclu que la Coop est devenue propriétaire de la somme de 4,9 millions de dollars que lui avançait la BNC dès le moment où la BNC lui a avancé les fonds pour combler le découvert de son compte. Le Tribunal a également déterminé que la BNC avait rempli toutes ses obligations de vérification quant aux signatures et aux codes de vérification et que, par conséquent, seule la Coop devait supporter la perte des 4,9 millions de dollars faisant l’objet de la fraude.

Quelle police couvre la perte?

Le tribunal a ensuite procédé à l’analyse détaillée de la police de Co-operators et de celle de Liberty afin de déterminer laquelle ou lesquelles s’appliquai(en)t à la perte. Puisque la police de Co-operators couvrait tous les biens et pertes d’exploitation de la Coop pour tous les risques qui pouvaient directement les atteindre, sans qu’aucune exclusion ne s’applique à la fraude, le tribunal a conclu que la perte subie par la Coop constituait un risque couvert par cette police.

Quant à la police de Liberty, le tribunal s’est interrogé à savoir si cette police d’assurance était « spécifique » pour les risques de fraude par hameçonnage puisque le contrat visait spécifiquement la fraude et le détournement. Cette distinction entre une police générale et spécifique est importante puisque, selon le Code civil du Québec, une police d’assurance spécifique doit s’appliquer à une perte de façon primaire à la perte en cas de pluralité d’assurance 2 . Le tribunal a d’abord souligné que le titre de la police ne rendait pas celle-ci spécifique pour autant. En fait, le texte de la police de Liberty faisait en sorte qu’elle couvrait tous les biens de la Coop de même que tous les risques pouvant directement les atteindre, avec une série d’exclusions venant restreindre la portée de la police. Selon le tribunal, le fait que la police contenait ces exclusions ne faisait pas de celle-ci une police à risques spécifiques.

Enfin, dans son analyse, le tribunal a considéré les six critères élaborés en jurisprudence 3 pour déterminer s’il y a pluralité d’assurance, soit la présence de deux assureurs ou plus, l’identité d’objets, l’identité de risques, l’identité d’intérêts, la simultanéité des assurances et la présence de garanties conjointes et non subsidiaires l’une à l’autre. Le juge Déziel a conclu que ces six critères étaient rencontrés en l’espèce.

Comment déterminer la contribution de chaque assureur?

Ayant conclu à une pluralité d’assurances, le tribunal a analysé le recours de Liberty à la lumière du troisième alinéa de l’article 2496 C.c.Q., lequel prévoit que l’indemnité répartie entre assureurs —en l’absence de police spécifique— se calcule « en proportion de la part de chacun dans la garantie totale ». Estimant que le droit civil québécois était silencieux sur la méthode exacte de calcul devant s’appliquer pour répartir la proportion entre chaque assureur, le juge Déziel n’a pas hésité à faire appel aux autorités de common law à ce sujet. Il s’est donc fondé sur un arrêt de la Cour suprême du Canada dans Family Insurance Corporation c. Lombard du Canada ltée et Canadian University Reciprocal Insurance Exchange 4 , pour affirmer que chaque assureur doit partager le fardeau d’indemniser la perte proportionnellement à sa limite d’assurance. Plus précisément, le juge a adhéré aux arguments de Liberty voulant que ce soit la méthode du calcul utilisée par la Cour supérieure du Québec en 1999 dans une situation similaire5 qui soit appliquée dans la situation de la Coop. Selon cette méthode, la contribution de Liberty pour la perte de la Coop s’établit à 273 000 $ (soit la proportion de sa limite (1 million de dollars) sur la limite totale de Co-operators (15 millions de dollars) multipliée par le montant de la perte, moins le déductible applicable). Puisque Liberty avait payé son montant de garantie à la Coop suivant la perte, sa réclamation de 726 124 $ représentait l’excédent qui lui serait dû par Co-operators. Le tribunal a donc conclu que Co-operators devait assumer le solde de la perte subie par la Coop pour un total de 5 521 195 $, ce qui incluait un plein remboursement à Liberty pour sa réclamation de 726 124 $.

Conclusion

Cette décision est très intéressante puisqu’elle donne des enseignements utiles quant aux critères qui guideront les tribunaux pour la qualification d’une police comme étant soit spécifique, soit générale. De plus, cette décision jette de la lumière sur l’interrelation entre des polices d’assurance couvrant une même perte.

Il est à noter que le délai pour porter cette décision en appel n’est pas encore expiré.

Norton Rose Fulbright Canada (André Legrand et Josée Beaudoin) agissait pour Liberty dans le cadre de cette affaire.


Notes

1. La Coop Fédérée c. La Compagnie d’assurance générale Co-operators et al. (14 décembre 2016), Montréal, 500-17-092055-154 et 500-17-092579-161 (C.S.).

2. Art. 2496(3) C.c.Q.

3. American Home Insurance Co. c. Duret, 1989 CanLii 921 (QCCA).

4. Family Insurance Corporation c. Lombard du Canada ltée et Canadian University Reciprocal Insurance Exchange, [2002] 2 R.C.S. 695.

5. Protection Mutual Insurance Company c. La compagnie d’assurance Guardian du Canada (9 novembre 1999), Montréal 500-05-028603-973 (C.S.).



Personne-ressource

Cochef mondial – sciences de la vie et soins de santé; Associé

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