Contexte

La Cour suprême de la Colombie-Britannique a conclu qu’une poursuite en diffamation déposée par un milliardaire et philanthrope britanno-colombien contre Twitter pouvait aller de l’avant en Colombie-Britannique. 

Dans le cadre de ses activités philanthropiques, Frank Giustra a entretenu une relation de longue date avec l’ancien président américain Bill Clinton et a cofondé l’organisation Clinton Giustra Enterprise Partnership. Suite à cela, M. Giustra a fait l’objet de gazouillis prétendument diffamatoires après avoir affiché son soutien à Hilary Clinton dans le cadre de l’élection présidentielle de 2016. Plusieurs de ces gazouillis accusent M. Giustra d’être impliqué dans le « Pizzagate », une théorie du complot discréditée renfermant des allégations extravagantes contre plusieurs personnes, dont M. Giustra. 

M. Giustra a intenté une poursuite en diffamation contre Twitter en Colombie-Britannique, alléguant que celle-ci avait permis que des déclarations fausses et diffamatoires soient publiées à son sujet. En vertu de la loi américaine, Twitter n’aurait encouru aucune responsabilité envers M. Giustra aux termes des protections de la liberté d’expression conférées par le premier amendement, mais la protection de la liberté d’expression est moins favorable pour Twitter au Canada.

Le juge Myers a finalement conclu que M. Giustra était habilité à protéger sa réputation au Canada et a autorisé la procédure à aller de l’avant. 

Cette affaire permet de mieux comprendre comment les tribunaux sont de plus en plus disposés à autoriser des réclamations contre des entreprises ayant une présence en ligne et publiant du contenu accessible aux Canadiens, et ce, sans avoir de présence physique significative dans le pays.

Le lien avec Vancouver

M. Giustra a vécu à Vancouver la majeure partie de sa vie et détient des actions d’un certain nombre de sociétés établies à Vancouver. Il a reçu plusieurs prix locaux et internationaux et est membre de l’Ordre de la Colombie-Britannique et de l’Ordre du Canada. 

La réclamation de M. Giustra allègue que les gazouillis diffamatoires ont été consultés, téléchargés et lus par des résidents de la Colombie-Britannique et ont par conséquent porté atteinte à sa réputation de philanthrope et d’homme d’affaires dans la province. 

Puisque Twitter est à l’abri de toute responsabilité en vertu de la loi américaine, la réclamation prétend qu’il n’existe aucune autre juridiction appropriée.

La Californie, la résidence de Twitter

Malgré la présence de M. Giustra en Colombie-Britannique, Twitter a allégué qu’il ne fallait pas permettre que la poursuite aille de l’avant en Colombie-Britannique, soulignant à cet égard les divers liens de la réclamation avec la Californie. 

Twitter est constituée sous le régime des lois de la Californie. Elle ne compte aucun employé ni aucun actif en Colombie-Britannique, mais la société reconnaît que la plateforme compte environ 500 000 utilisateurs en Colombie-Britannique. 

Twitter a également souligné que bien que M. Giustra soit un résident canadien, il a des liens aux États-Unis. Il est gestionnaire de Sea to Sky Entertainment LLC, une entreprise immatriculée en Californie, et est l’administrateur principal de Thunderbird Entertainment Group, qui possède un bureau à Los Angeles et des liens importants avec Alcon Entertainment, établie en Californie. Il possède également une résidence à Beverly Hills et se déplace régulièrement vers l’État.

La société a fait valoir que tous les témoins qu’elle a l’intention de faire témoigner au procès travaillent au siège social de Twitter, à San Francisco. Elle a également avancé que les gazouillis en question sont principalement rattachés aux États-Unis, puisqu’ils découlent de l’intervention de M. Giustra dans l’élection américaine.

Twitter a fait valoir qu’en termes de droit procédural, la Californie constituait un autre forum compétent même si elle concédait que M. Giustra ne pourrait pratiquement pas y obtenir gain de cause en raison des protections prévues par la loi. Selon Twitter, appliquer la loi canadienne à la conduite de Twitter aux États-Unis constituerait un manquement à la courtoisie internationale. 

La compétence, la diffamation et l’incidence des publications en ligne

Le juge Myers a commencé par reconnaître que la décision de principe concernant la compétence à l’égard des affaires de diffamation sur Internet était la décision rendue en 2018 par la Cour suprême du Canada dans Haaretz.com c Goldhar (Haaretz)

Dans Haaretz, le demandeur, M. Goldhar, était un homme d’affaires canadien bien connu qui possédait à la fois des liens commerciaux et des liens personnels avec Israël. Il vivait à Toronto, mais avait également une résidence en Israël. En raison de sa propriété d’une équipe de soccer israélienne locale, il était une célébrité là-bas.

Haaretz, journal israélien bien connu, a publié un article en ligne et en version imprimée critiquant la gestion de l’équipe de soccer par M. Goldhar, tout en faisant également mention de ses intérêts commerciaux au Canada. Alors qu’il a été lu par environ 70 000 personnes en Israël, l’article n’a été lu que par 200 à 300 personnes au Canada.

M. Goldhar a intenté une poursuite en diffamation contre Haaretz. Bien que le tribunal eût confirmé qu’il avait compétence pour entendre l’affaire, il a refusé d’exercer sa compétence sur le fondement du critère discrétionnaire de forum non conveniens, affirmant qu’Israël constituait un emplacement plus pratique pour la réclamation. 

Compétence territoriale

La première question à trancher dans le cadre de toute contestation de la compétence est celle de la compétence territoriale du tribunal pour entendre l’affaire, parfois appelée la simple reconnaissance de compétence.

Le juge Myers a confirmé que pour des actions en responsabilité délictuelle comme en diffamation, la compétence territoriale existe de façon présumée là où un délit a eu lieu. S’appuyant sur l’arrêt Haaretz, la cour a convenu qu’on peut dire que la diffamation a lieu là où une déclaration ou un article est lu, consulté ou téléchargé par un tiers. Personne ne contestait le fait que les déclarations avaient été publiées en Colombie-Britannique, et la cour a accepté l’allégation selon laquelle elles avaient été lues en Colombie-Britannique. 

Toutefois, les parties au litige ont une certaine latitude pour réfuter la présomption de compétence territoriale, et Twitter a cherché à le faire en alléguant qu’elle ne devrait pas être tenue de défendre des gazouillis publiés par ses utilisateurs – et non par Twitter elle-même – partout dans le monde. 

La cour n’a pas accepté cette proposition, soulignant qu’elle reposait sur le fondement juridique selon lequel une plateforme n’est pas responsable à l’égard des actions de ses utilisateurs, fondement qui n’a pas encore été établi en Colombie-Britannique. En outre, la cour a indiqué que Twitter avait été avertie par l’avocat de M. Giustra que des gazouillis diffamatoires étaient publiés par Twitter, mais que cette dernière n’avait pris aucune mesure pour y remédier.

Enfin, le juge Myers a souligné que M. Giustra jouissait d’une réputation bien établie en Colombie-Britannique. La cour a souligné de manière importante, suivant les préceptes de l’arrêt Haaretz, que le fait de présenter une réclamation pour atteinte à la réputation dans plus d’un territoire n’empêchait pas de conclure à la simple reconnaissance de compétence.

Forum non conveniens

Même lorsque la compétence territoriale existe, les tribunaux peuvent refuser d’entendre une affaire si un ressort plus approprié existe, comme c’était le cas dans Haaretz. La Cour suprême du Canada a prévenu qu’une analyse rigoureuse du forum non conveniens devait être effectuée dans les affaires de diffamation sur Internet en particulier.  

Malgré qu’il eût tenu compte de la mise en garde de la Cour suprême, le juge Myers n’a pas décliné compétence. 

Fait intéressant : l’un des facteurs invoqués était la capacité croissante des tribunaux à intégrer la participation à distance de témoins au procès, qui a été mise au point pendant la pandémie de COVID-19. Le juge Myers a souligné que les inconvénients découlant du fait que les témoins de Twitter se situaient en Californie n’avaient pas beaucoup de poids dans le cadre de l’analyse.

De plus, la cour a établi que plusieurs des gazouillis en question visaient le Canada et se rapportaient aux activités caritatives et philanthropiques de M. Giustra au Canada. Par exemple, certains des gazouillis prétendument diffamatoires faisaient référence à Justin Trudeau, à des autochtones tués et disparus et au réseau Boys Club Network établi à Vancouver.

Enfin, la cour a convenu que la Californie ne pourrait pas constituer un ressort plus approprié puisque M. Giustra ne pourrait pas y avoir de cause d’action à l’égard des gazouillis publiés et lus en Colombie-Britannique et du préjudice subi en Colombie-Britannique. S’appuyant sur la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans Knight v Imperial Tobacco Canada Limited, le juge Myers a conclu qu’il n’y a pas de manquement à la courtoisie lorsque la loi de l’autre territoire n’offre pas de cause d’action.

En conséquence, le juge Myers a conclu qu’en tant que seul ressort disponible, la Colombie-Britannique avait compétence pour entendre la poursuite en diffamation de M. Giustra et que l’action devrait pouvoir aller de l’avant.

L’auteur désire remercier Lindsey Wilson, stagiaire, pour son aide dans la préparation de cette actualité juridique. 



Personnes-ressources

Associé, chef canadien, Technologies et cochef canadien, Cybersécurité et confidentialité des données
Associé

Publications récentes

Abonnez-vous et restez à l’affût des nouvelles juridiques, informations et événements les plus récents...