Encore du déjà vu : la Cour d’appel fédérale rejette l’agrandissement du pipeline Trans Mountain en raison d’erreurs touchant la portée du projet et le processus de consultation de la Couronne

Publication Septembre 2018

Le 30 août dernier, la Cour d’appel fédérale (Cour ou CAF) a rejeté l’approbation donnée par le gouvernement fédéral au projet d’agrandissement du pipeline Trans Mountain (projet).


Principaux points à retenir

La décision représente un autre échec du processus d’approbation de grands projets complexes au Canada. Trans Mountain a déposé sa description du projet en mai 2013 et demandé son approbation dans le cadre d’un long processus d’examen, pour finalement voir celui-ci jugé inadéquat et rejeté. La décision, qui fera assurément l’objet d’un appel, a plusieurs conséquences pour les promoteurs de grands projets liés aux ressources :

  • Ni l’Office national de l’énergie (ONE) ni le promoteur n’ont manqué à leurs obligations de consultation et toutes les attaques menées contre le processus de l’ONE sauf une (un examen limité des incidences sur le milieu marin) ont été rejetées. Les arrêts de la Cour suprême du Canada rendus en 2017 ont confirmé de nouveau que la Couronne pouvait s’acquitter de son obligation de consultation par des processus structurés d’évaluation et de réglementation environnementales, si ces processus étaient bien structurés1. Ces arrêts ont été cités par la Cour, mais semblent avoir eu peu de poids en fin de compte sur l’analyse finale. Tout comme dans sa décision de 2016 dans l’affaire Nation Gitxaala2, la Cour a imposé à la Couronne des normes élevées en matière de consultations après l’achèvement du processus réglementaire de l’ONE.
  • Cette décision souligne le risque auquel s’exposent les promoteurs lorsque la Couronne procède à des consultations tardivement et que la participation des promoteurs est limitée. L’obligation de consultation et d’accommodement qui incombe à la Couronne ne sera pas remplie si la Couronne s’engage simplement à « prendre note » des observations. Cet engagement doit être sérieux et la Couronne doit se débattre avec les renseignements souvent techniques qu’elle obtient et les préoccupations que soulèvent les groupes autochtones, se livrer à un « véritable dialogue réfléchi » qui reflète une « prise en compte sérieuse et manifeste des accommodements » et être prête à modifier les mesures proposées.
  • La décision de la CAF reflète le même risque lié à la conception même du processus de consultation que celui qui a été mis en lumière par l’arrêt Nation Gitxaala à l’égard du projet Northern Gateway (même si la Cour a confirmé le caractère adéquat de la conception dans chaque cas). Bien que les étapes II et III aient pu être conçues pour s’appuyer l’une l’autre, la norme à appliquer à l’étape III individuellement était sans doute plus élevée que la Couronne ne le souhaitait ou peut-être plus élevée que celle à laquelle elle pouvait satisfaire. De fait, la CAF a fixé une norme à laquelle le gouvernement fédéral ne peut peut-être pas satisfaire dans le cas de mégaprojets, car le gouvernement ne dispose sans doute pas tout simplement d’un nombre suffisant de fonctionnaires habilités à accommoder les intérêts autochtones ni du soutien technique et scientifique nécessaire pour pouvoir consulter des centaines de groupes susceptibles d’être touchés par un projet et concilier leurs besoins après la conclusion du processus de l’ONE.
  • Il est donc peu probable que la Couronne ait encore recours au cadre qu’elle a utilisé pour ce projet (même si un autre mégaprojet devait être envisagé). De plus, le projet de loi C-69 est à l’étude devant le Sénat. Il doit remplacer à la fois la Loi sur l’Office national de l’énergie et la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012) (LCEE 2012) par de nouvelles structures et de nouveaux processus qui semblent donner vraisemblablement aux organismes de réglementation un rôle accru dans les processus de consultation qui posaient des problèmes au Cabinet.
  • Les approbations données par le Cabinet risquent d’être jugées « déraisonnables » et d’être annulées par les tribunaux si elles sont basées sur des rapports comportant des lacunes produits par des organismes de réglementation tels que l’ONE, mais dans le cadre de l’examen de ces rapports, les tribunaux ne peuvent s’en remettre à l’expertise technique de l’organisme de réglementation comme ce serait normalement le cas si les rapports étaient contestés directement.
  • Dans un retour à des décisions défavorables prononcées par les tribunaux en vertu de la législation qui précédait la LCEE 2012, la détermination de la portée du projet demeure une importante source de risque. Si un promoteur est tenté de limiter l’examen de la portée du projet pour que la demande soit traitée plus rapidement et pour réduire le risque, le fait de ne pas décrire adéquatement la portée du projet comporte un risque en soi parce que les tribunaux peuvent se mêler des décisions prises par les organismes de réglementation relativement à la portée du projet à la fin du processus, ce qui occasionne alors de nouveaux retards et des coûts additionnels.

Contexte du projet

Le 30 août, la Cour a publié sa décision très attendue dans l’affaire Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général)3.

La décision porte sur le projet d’agrandissement du réseau pipelinier de Trans Mountain d’environ 1 150 kilomètres, qui achemine du pétrole brut et des produits pétroliers raffinés et semi-raffinés d’Edmonton, en Alberta, vers des terminaux de mise en marché et des raffineries situées dans les régions du Centre et des basses-terres continentales de la Colombie-Britannique ainsi que dans la région du détroit de Puget, dans l’État de Washington.

Le projet envisage de nouveaux segments de pipeline « jumelés » de 987 kilomètres empruntant en grande partie les emprises existantes, mais aussi quelques nouveaux couloirs, et l’agrandissement de quais. Le projet ferait passer la capacité globale du réseau de 300 000 barils par jour à 890 000 barils par jour et multiplierait par cinq ou six le nombre de pétroliers remplis au terminal.

Après un vaste processus d’examen et d’audiences publiques mené par l’ONE en vertu de sa législation habilitante et de la LCEE 2012, le Cabinet a accepté la recommandation de l’ONE et délivré un certificat d’utilité publique approuvant le projet, moyennant 157 conditions.

Un certain nombre de Premières Nations, deux villes et deux organisations non gouvernementales ont déposé des demandes de contrôle judiciaire contestant la décision du Cabinet d’approuver le projet. Le procureur général de la Colombie-Britannique et le procureur général de l’Alberta participaient également à l’instance en qualité d’intervenants.

Jugement de la Cour d’appel fédérale

Dans une longue décision rendue à l’unanimité, les juges de la CAF ont autorisé certaines demandes de contrôle judiciaire et ont annulé l’approbation donnée au projet par le Cabinet.

Le jugement de la CAF reposait sur deux conclusions centrales : d’abord la décision du Cabinet se fondait sur un rapport largement vicié de l’ONE; ensuite, la Couronne ne s’était pas acquittée de son obligation de consulter les peuples autochtones et de les accommoder.

Le rapport de l’ONE

La Cour a jugé que l’ONE avait mal déterminé la portée du projet, lui donnant une définition trop étroite et, fatalement, inadéquate, et que des mesures visant à protéger les épaulards résidents du sud étaient obligatoires en vertu de la Loi sur les espèces en péril.

Le rapport de l’ONE a étudié les incidences environnementales du transport maritime lié au projet. D’éventuelles incidences sur les épaulards résidents du sud ont été établies; toutefois, l’ONE a conclu en définitive que le projet n’entraînerait aucune incidence environnementale néfaste importante parce qu’il avait défini la portée du projet de manière à exclure les activités de transport maritime. L’ONE n’a donc recommandé aucune mesure d’atténuation pour protéger les épaulards résidents du sud. Si l’ONE avait défini la portée du projet d’une manière plus large, pour y inclure le transport maritime, des mesures visant à prévenir ou à atténuer les incidences sur les épaulards résidents du sud auraient été obligatoires en vertu de la Loi sur les espèces en péril.

La Cour a jugé que le gouverneur en conseil « ne disposait pas de l’information nécessaire pour prendre la décision qu’il était tenu de prendre » et qu’il avait commis une erreur en se fiant déraisonnablement à une évaluation environnementale et à un rapport de l’ONE lacunaires. La Cour a conclu que la norme de contrôle à appliquer à la décision du gouverneur en conseil sur ce point était la « décision raisonnable », mais elle n’a pas analysé la question de savoir s’il convenait ou non de s’en remettre à la décision sur la portée technique prise par l’ONE en vertu de la LCEE 2012 (et a rejeté les attaques directes contre le rapport même de l’ONE).

Si ce point est analysé dans un appel, il est intéressant de souligner que la Cour suprême du Canada a indiqué expressément qu’elle pourrait donner une nouvelle orientation au rôle des tribunaux auxquels ressortit le contrôle judiciaire de décisions telles que l’approbation d’un projet, après les trois causes qu’elle doit entendre au début de décembre4.

L’obligation de consulter et d’accommoder

La CAF a examiné de près le cadre de consultation en quatre étapes adopté par le Canada. Elle a conclu qu’il était suffisant pour permettre au Canada de déployer des efforts raisonnables pour s’informer des préoccupations des peuples autochtones, consulter ces derniers et, le cas échéant, les accommoder5.

Toutefois, la Cour en est venue à la conclusion que l’exécution par le Canada de l’étape III du processus de consultation (après le rapport de l’ONE) était « lacunaire au point d’en être inacceptable » et était insuffisante pour respecter la norme imposée par la Cour suprême du Canada dans des arrêts antérieurs6. L’arrêt Nation Gitxaala avait tiré une conclusion semblable au sujet du projet Northern Gateway. Dans cette affaire, la Cour avait noté expressément :

  • l’absence de véritable dialogue de la part du Canada ou de réponses sérieuses de la part du Canada aux préoccupations exprimées par les demandeurs autochtones7;
  • l’étroitesse d’esprit dont le Canada avait fait preuve quant aux conclusions et aux recommandations de l’ONE et sa réticence à s’écarter de celles-ci. Le Canada n’avait pas saisi le fond des préoccupations des demandeurs autochtones et avait omis d’y réfléchir et d’y répondre véritablement et adéquatement8; et
  • la croyance erronée du Canada, selon laquelle le gouverneur en conseil ne pouvait imposer de conditions additionnelles au promoteur, au-delà des conditions recommandées par l’ONE, ce qui était contraire à la jurisprudence et avait limité indûment la portée de la consultation9.

En fin de compte, la Cour a conclu que, même si le gouvernement n’est « pas tenu à une norme de perfection pour s’acquitter de son obligation de consulter », les efforts déployés par le Canada sont loin de représenter les « consultations approfondies » nécessaires10. La Cour n’a constaté aucun effort réel et soutenu d’engager un véritable dialogue, ce que démontraient le peu de réponses véritables des représentants du Canada au cours des séances de consultation, la généralité des réponses écrites et l’absence de représentants du Canada habilités à discuter des mesures d’accommodement11.

Prochaines étapes

La CAF a annulé l’approbation du projet donnée par le gouverneur en conseil et renvoyé l’affaire au gouverneur en conseil pour qu’il prenne une nouvelle décision. Elle a jugé que toute nouvelle décision du gouverneur en conseil nécessiterait que l’ONE réexamine certaines questions, plus particulièrement les questions liées aux incidences du projet sur les espèces en péril. La Cour a également jugé que le Canada devait « recommencer » ses consultations de l’étape III.

Toute nouvelle décision du gouverneur en conseil sera donc nécessairement précédée de processus de réglementation et de consultation supplémentaires, qui seront probablement longs et coûteux. Plusieurs gouvernements provinciaux et participants du secteur ont par ailleurs demandé avec insistance au Canada d’appeler de la décision devant la Cour suprême du Canada.

Les auteurs désirent remercier Scott Thorner, étudiant en droit, pour son aide dans la préparation de cette actualité juridique.

Notes


Notes

1

Clyde River (Hamlet) c Petroleum Geo-Services Inc., 2017 CSC 40 et Chippewas of the Thames First Nation c Enbridge Pipelines Inc., 2017 CSC 41.

2

Nation Gitxaala v Canada, 2016 CAF 187 [Nation Gitxaala].

3

2018 CAF 153 [Tsleil-Waututh].

4

Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Alexander Vavilov (37748); Bell Canada, et al. c Procureur général du Canada (37896); et National Football League, et al. c Procureur général du Canada (37897).

5

Tsleil-Waututh, supra note 3 aux para 513-549, 753 (« [L]e cadre de consultation choisi par le Canada était raisonnable et suffisant. Si le Canada l’avait mené correctement, il se serait acquitté de son obligation de consulter. »).

6

Ibid au para 557.

7

Ibid au para 559.

8

Ibid aux para 558-561, 603 (« Pour l’essentiel, ses représentants se sont contentés de consigner les préoccupations des demandeurs autochtones et de les transmettre aux décideurs. »).

9

Ibid aux para 560, 634 et Nation Gitxaala, supra note 2.

10

Ibid au para 762.

11

Ibid aux para 754-760.



Personnes-ressources

Associé principal, cochef canadien, Entreprises responsables et durabilité
Associé

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