Le 10 novembre dernier, la Cour suprême du Canada (CSC) a rendu sa décision dans l’affaire R. c. Grand Sudbury (Ville)1 (arrêt Sudbury), qui portait sur des accusations portées contre la Ville de Sudbury (la Ville) à la suite d’un accident fatal sur un chantier de construction appartenant à la Ville. La Ville a été accusée en tant qu’« employeur » de violations de la Loi sur la santé et la sécurité au travail de l’Ontario (LSST) et des règlements pris en application de celle-ci, même si un entrepreneur général avait été engagé pour exécuter tout le travail sur le chantier.

La question soumise à la CSC était de savoir si un propriétaire, tel que la Ville, qui conclut un contrat avec un entrepreneur général (désigné légalement par le terme « constructeur ») afin de réaliser tout le travail sur un chantier de construction assume néanmoins des devoirs continus en matière de santé et de sécurité en tant qu’« employeur » en vertu de la LSST.

Dans le cadre d’une rare décision divisée de 4 contre 4, l’avis prépondérant de la Cour était qu’un tel propriétaire serait un employeur en vertu de la LSST, avec toutes les responsabilités juridiques s’attachant à ce statut. En cas de violation de la LSST au lieu de travail, la seule défense dont pourrait se prévaloir un propriétaire serait de démontrer une « diligence raisonnable » en prenant toutes les précautions nécessaires contre les risques sur le lieu de travail. Le point de vue de l’autre moitié de la cour était qu’un propriétaire doit exercer un certain degré de contrôle sur le travail au lieu de travail avant de se voir imposer les devoirs et responsabilités aux termes de la LSST.

Lorsqu’une décision de la CSC est ainsi également partagée, on peut se demander si elle crée une jurisprudence faisant autorité pour les causes futures. Mais peu importe la réponse, la décision est traitée avec le plus grand respect par les tribunaux inférieurs dans le cadre de causes futures, ce qui lui donne sa valeur jurisprudentielle2.

En conséquence, l’arrêt Sudbury accroît les risques légaux pour les propriétaires en Ontario, et possiblement aussi dans d’autres provinces canadiennes. Les propriétaires doivent redoubler d’efforts en matière de diligence raisonnable afin que les travaux de construction soient sécuritaires et conformes à la loi.

Attention accrue portée à la diligence raisonnable

À l’avenir, un propriétaire ontarien qui prend part à un chantier de construction sera vraisemblablement un employeur aux fins de la LSST, avec tous les devoirs y afférents que celle-ci impose, si l’un ou l’autre des critères suivants s’applique :

  • l’un de ses employés est présent sur le chantier de construction, peu importe si cet employé effectue des travaux de construction sur les lieux;
  • il engage un entrepreneur général pour exécuter du travail de construction.

Nous croyons que cela laisse entrevoir une augmentation considérable de la responsabilité éventuelle des propriétaires. Dans l’avenir, ils ne pourront pas tenir pour acquis que toute la responsabilité liée à un chantier de construction incombe à l’entrepreneur général. Et ils ne pourront pas éviter la responsabilité en vertu de la LSST en faisant simplement valoir qu’une violation a eu lieu dans une zone des lieux où ils n’exerçaient pas un contrôle direct.

Cependant, même si la poursuite peut montrer une violation stricte de la LSST, un propriétaire/employeur peut quand même éviter sa responsabilité en mettant en preuve une défense de diligence raisonnable selon la prépondérance des probabilités.

Jeter les bases de la diligence raisonnable

Dans l’arrêt Sudbury, la juge Martin a écrit pour les avis prépondérants que dans le contexte de la construction, « un juge pourrait conclure que le propriétaire a pris toutes les précautions nécessaires parce qu’il a décidé de déléguer le contrôle du chantier et la responsabilité de la sécurité du lieu de travail à un constructeur plus expérimenté ». Cela sera plus facile à démontrer si le constructeur possède une « expertise supérieure », un dossier sans déclarations de culpabilité antérieures pour violation de la LSST et la capacité de faire respecter la LSST et ses règlements.

Parmi les autres facteurs soulevés par la CSC qui sont pertinents pour une défense de diligence raisonnable, on retrouve les suivants :

  • le degré de connaissance, de savoir-faire ou d’expérience du propriétaire ainsi que la gravité du préjudice et sa probabilité (c.-à-d. la « prévisibilité de l’accident »);
  • le degré de contrôle du propriétaire sur le lieu de travail ou les travailleurs qui s’y trouvaient;
  • la question de savoir si le propriétaire a délégué le contrôle au constructeur pour pallier son propre manque de savoir-faire, de connaissance ou d’expertise pour mener à bien le projet conformément à la réglementation prévue par la LSST;
  • la question de savoir si le propriétaire a pris des mesures pour évaluer la capacité du constructeur d’assurer le respect de la LSST et de ses règlements avant de décider de louer ses services;
  • la question de savoir si l’accusé a bel et bien surveillé et supervisé efficacement le travail du constructeur sur le chantier pour veiller à ce que les exigences de la LSST et de ses règlements aient été observées dans le lieu de travail.

En exerçant ces mesures de diligence raisonnable, à notre avis, les propriétaires doivent faire preuve de prudence en limitant leurs activités de surveillance et de supervision à la supervision du constructeur. Si un propriétaire exerce trop de contrôle direct sur les activités de construction réelles, on pourrait conclure que le propriétaire a assumé le rôle de constructeur en vertu de la LSST, avec toutes les obligations juridiques qui s’attachent à un tel rôle.

S’y retrouver dans ces méandres ne sera pas chose facile. Mais il sera nécessaire d’exercer des mesures d’atténuation des risques juridiques accrus pour les propriétaires qui découlent de l’arrêt Sudbury. De manière générale, à l’avenir, les propriétaires devraient passer en revue leurs processus de sélection des entrepreneurs et leurs pratiques d’inspection de la qualité des entrepreneurs actuellement en place pour s’assurer qu’ils suivent les lignes directrices énoncées dans l’arrêt Sudbury. Vu l’évolution constante de cette sphère du droit, il serait également judicieux pour les propriétaires de demander des conseils à des professionnels du droit ainsi que de la santé et de la sécurité lorsqu’ils passent en revue et révisent leurs programmes existants de sélection et de gestion des entrepreneurs.

Bien que l’arrêt Sudbury concerne principalement le droit ontarien, les propriétaires exerçant leurs activités dans d’autres provinces devraient tout de même tenir compte de l’incidence éventuelle de cet arrêt dans leur territoire.

Kevin MacNeill et Jean-Simon Schoenholz ont agi pour le compte du Conseil canadien du commerce de détail dans le cadre de son intervention dans cette cause.

Les auteurs tiennent à remercier Hélène St-Louis, stagiaire, pour son aide dans la préparation de la présente actualité juridique.


Notes

1  

R. c. Grand Sudbury (Ville), 2023 CSC 28.

2  

J.T. Irvine, The Case of the Evenly Divided Court, 2001 64-1 Saskatchewan Law Review 219 à la p 226, 2001 CanLIIDocs 561.



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