La Cour d’appel dit oui à la multiplicité des recours en matière de harcèlement psychologique!

Mondial Publication Octobre 2015

Dans une décision majoritaire rendue le 31 août 20151, la Cour d’appel conclut qu’il n’y a pas chose jugée, même implicite, entre une décision de la Commission des lésions professionnelles (CLP) concluant à l’absence de harcèlement psychologique ayant engendré une lésion professionnelle en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP) et une décision de la Commission des relations du travail (CRT) ou encore d’un arbitre de griefs devant se prononcer sur l’existence de harcèlement psychologique au sens de la Loi sur les normes du travail (LNT).

La Cour d’appel renverse ainsi un courant jurisprudentiel important au sein des arbitres de griefs2, qui n’hésitaient pas à accueillir les objections préliminaires fondées sur la chose jugée en matière de harcèlement psychologique, courant qui avait gagné plusieurs adeptes au sein de la CLP3 et de la CRT4 au cours des dernières années et qui avait même été confirmé à une reprise par la Cour supérieure5.

À la lumière de la décision de la Cour d’appel, l’employé qui se croit victime de harcèlement psychologique peut donc déposer un recours devant la CLP alléguant que les faits survenus au travail ont engendré une lésion professionnelle et, sur la base des mêmes faits, déposer un recours devant la CRT (ou devant un arbitre de griefs), alléguant avoir été victime de harcèlement. Cette multiplicité des recours engendre malheureusement des coûts importants pour l’employeur et, lorsqu’il ne bénéficie pas de représentation gratuite, pour l’employé.


Faits et décisions des instances inférieures

Dans cette affaire, l’appelante, une infirmière occupant un poste de cadre, avait déposé devant la Commission de la santé et de la sécurité au travail (CSST) une réclamation à la suite d’un arrêt de travail. Selon la travailleuse, la lésion psychologique dont elle souffrait avait été causée par son travail, principalement à la suite d’une rencontre avec son superviseur. Tant la CSST que la CLP ont toutefois rejeté la réclamation de la travailleuse, estimant que les faits mis en preuve ne constituaient pas du harcèlement psychologique et qu’ils n’avaient pas conséquemment entraîné de lésion professionnelle6.

De manière contemporaine au dépôt de la réclamation auprès de la CSST, la travailleuse avait par ailleurs déposé une plainte alléguant avoir été congédiée sans cause ainsi qu’une plainte alléguant la présence de harcèlement psychologique devant la CRT. Ces plaintes avaient cependant été suspendues, le temps que la CLP se prononce sur la réclamation de la travailleuse.

À la suite du rejet de sa réclamation par la CLP, la travailleuse avait conséquemment demandé à ce que les plaintes déposées devant la CRT soient entendues.
La CRT a toutefois accueilli l’objection soulevée par l’employeur fondée sur la chose jugée et rejeté la plainte de la travailleuse. Ce faisant, la CRT s’est déclarée liée par les conclusions de la CLP quant à l’absence de harcèlement psychologique7.

Saisie d’une demande en révision judiciaire de la part de la travailleuse, la Cour supérieure a confirmé la décision rendue par la CRT, estimant qu’il n’était pas déraisonnable pour la CRT d’appliquer le principe de la chose jugée8.

La décision de la Cour d’appel

Dans une décision majoritaire, la Cour d’appel infirme la décision de la Cour supérieure et, par le fait même, de la CRT, et conclut que l’autorité de la chose jugée ne peut être appliquée en l’espèce.

Sous la plume de la juge Bélanger, la Cour rappelle dans un premier temps la spécificité des tribunaux administratifs et la souplesse corrélative des règles de preuve et de procédure que ceux-ci doivent appliquer. La Cour laisse ainsi sous entendre que l’autorité de la chose jugée, codifiée sous le titre II du Code civil du Québec concernant les moyens de preuve, doit être appliquée avec une certaine retenue par les tribunaux administratifs.

Après une révision des dispositions pertinentes de la LATMP et de la LNT, la Cour conclut à l’absence d’identité de cause et d’objet, deux conditions essentielles à l’application de l’autorité de la chose jugée.

En ce sens, la Cour conclut que l’objet du recours porté devant la CLP est de faire reconnaître une lésion professionnelle, alors que celui porté devant la CRT est de faire reconnaître le droit de l’employé à un milieu de travail exempt de harcèlement et de constater le défaut de l’employeur d’assurer un tel environnement.

Quant à la cause, la Cour souligne que la CLP doit se demander si les faits vécus au travail ont engendré une lésion professionnelle telle que définie par la LATMP, sans égard à la faute, alors que le CRT doit se demander si le salarié a été victime de harcèlement psychologique, une notion définie uniquement dans la LNT, et si l’employeur a pris les moyens pour faire cesser ce harcèlement.

Fait important, tout en reconnaissant à plusieurs reprises qu’en l’espèce, la décision de la CLP a répondu à une partie de la question qui devait être tranchée par la CRT, la Cour rejette l’application du principe de la chose jugée implicite. En vertu de ce principe, lorsque les motifs d’une décision sont intrinsèquement liés au dispositif de la décision, il y a également chose jugée sur ces motifs. Dit autrement, lorsque la qualification juridique des faits est la même (présence ou non de harcèlement), bien que l’objet des recours puisse être différent, cette qualification juridique lie le second tribunal appelé à se pencher sur les faits en cause.

Afin d’écarter ce principe, la Cour importe de la common law le concept du droit discrétionnaire du décideur d’appliquer ou non l’autorité de la chose jugée. Il ressort toutefois des propos de la juge que la discrétion laissée au décideur est, en matière de harcèlement psychologique, pour ainsi dire inexistante. En effet, la Cour conclut que la CRT, compte tenu de sa compétence exclusive en matière de harcèlement psychologique, aurait dû purement et simplement rejeter l’objection fondée sur la chose jugée soumise par l’employeur. Il est donc difficile de voir les situations où la CRT pourra utiliser sa discrétion autrement qu’en rejetant l’objection fondée sur la chose jugée.

Conclusion

À la lumière de ce qui précède et au grand malheur des employeurs, la multiplicité des recours fondés sur les mêmes faits et tirant leur source d’allégations de harcèlement subi au travail se poursuivra.

Il est toutefois permis d’espérer. En effet, les motifs de la majorité sont selon nous susceptibles d’ouvrir la porte à un appel devant la Cour suprême. Rappelons qu’un des trois juges de la Cour d’appel a enregistré sa dissidence, estimant que l’application de l’autorité de la chose jugée n’était pas déraisonnable en l’espèce et que la décision de la Cour supérieure était bien fondée.

Ainsi, non seulement cette décision sera peut-être portée en appel devant la Cour suprême, mais encore, il y a fort à parier que le législateur sera fortement sollicité afin que les lois applicables en l’espèce soient modifiées, le tout de manière à mettre un frein à la multiplicité des recours, ce qui pourrait notamment être fait par un amendement à la LATMP précisant que la CLP a compétence afin de déterminer l’existence de harcèlement psychologique et si celui-ci a mené à une lésion professionnelle, et non seulement la compétence de déterminer si les faits, qu’ils soient qualifiés de harcèlement ou non, ont engendré une telle lésion.

Dans l’intervalle, la solution qui s’offrira aux employeurs trouve sa source dans la nouvelle Loi regroupant la Commission de l’équité salariale, la Commission des normes du travail et la Commission de la santé et de la sécurité du travail et instituant le Tribunal administratif du travail, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2016. En effet, à la suite de l’entrée en vigueur de cette loi, la CLP et la CRT seront fusionnées. Or, l’article 19 de cette nouvelle loi prévoit la possibilité que deux affaires, dont les questions en litiges sont en substance les mêmes ou dont les matières pourraient être convenablement réunies, puissent être jointes. Selon les circonstances, l’employeur pourra donc demander à ce que les recours intentés par un même employé en vertu de la LATMP et de la LNT, fondés sur les mêmes allégations factuelles, soient entendus en même temps par un seul et même décideur ou encore par deux décideurs siégeant conjointement.

Notes

1 Durocher c Commission des relations du travail, 2015 QCCA 1384. Les motifs de la majorité ont été rendus par la juge Bélanger, auxquels souscrit le juge Chamberland. Le juge Giroux est dissident.

2 Voir à titre d’exemple les affaires : Conseil du Québec Unite-Here et Compagnie A (E.G.), D.T.E. 2007T-1999; Association canadienne des employés en télécommunications et Amdocs Gestion de services canadiens inc. (Robert Lachance), D.T.E. 2008T-338; Cargill ltée et Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 500 (Éric Brépols), D.T.E. 2009T-540; Métallurgistes Unis d’Amérique, section locale 9400 et Host International, D.T.E. 2010T-28.

3 Pigeon et Sears Canada inc., 2013 QCCLP 1983.

4 Voir les affaires : Grenier Gaboury c Province du Québec de l’Union canadienne des Moniales de l’Ordre de Sainte-Ursule, 2011 QCCRT 0550; Rajeb c Solutions d’affaires Konica Minolta (Montréal) inc., 2011 QCCRT 0397.

5 Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier – SCEP c Amdocs Gestion de services canadiens inc., 2009 QCCS 467.

6 Durocher et Centre de jeunesse de Montréal, 2008 QCCLP 5569; Révision interne rejetée : 2010 QCCLP 591.

7 Durocher et Centre de jeunesse de Montréal, 2011 QCCRT 0571.

8 Durocher c. Commission des relations du travail, 2014 QCCS 237.



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