La COVID-19 a eu, et continuera d’avoir, des répercussions sur presque toutes les entreprises au Canada et à travers le monde. Cette chaîne d’événements perturbateurs, conjuguée aux modifications récentes aux lois corporatives fédérales, pourrait soulever des questions quant à la portée de l’obligation fiduciaire des administrateurs. Si les récentes modifications législatives ont apporté certaines précisions à l’égard de l’obligation fiduciaire d’un administrateur envers la société, il y a eu peu d’occasions d’en prendre la pleine mesure. Or, la crise de santé publique pourrait maintenant permettre d’en prendre le pouls.

Comme il est expliqué ci-dessous, dans le cadre de l’acquittement de leur obligation fiduciaire, les administrateurs devront prendre en considération différents facteurs. Pour bénéficier de la protection de la règle de l’appréciation commerciale, les administrateurs devraient élaborer et suivre un protocole solide. 

L’obligation fiduciaire mise en contexte

En vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions (LCSA), les administrateurs d’une société ont un « devoir fiduciaire » envers cette dernière et doivent agir « avec intégrité, de bonne foi au mieux des intérêts de la société »1. Lorsqu’il y a violation alléguée de cette obligation, les tribunaux se tournent vers la « règle de l’appréciation commerciale » qui accorde un degré élevé de déférence aux administrateurs, dans la mesure où les administrateurs ont suivi un processus raisonnable dans le cadre de la prise de décisions.

Adopté à l’été 2019, le projet de loi C-972 a modifié la LCSA en y insérant une liste non exhaustive de facteurs pouvant être pris en considération pour déterminer ce qui sert au mieux les intérêts de la société, à savoir les intérêts des actionnaires, des employés, des retraités et pensionnés, des créanciers, des consommateurs et des gouvernements, ainsi que l’environnement et les intérêts à long terme de la société. Comme il en a été question dans une actualité juridique précédente, on pourrait aisément interpréter ces changements législatifs comme étant annonciateurs d’un virage général où le modèle de primauté des actionnaires serait délaissé au profit du modèle de primauté des parties prenantes, comme en font mention deux arrêts historiques3 de la Cour suprême du Canada.

Ce virage n’est pas propre au Canada. De nombreuses lois américaines sur les devoirs des administrateurs (constituency statutes) permettent désormais explicitement aux administrateurs de prendre en considération les intérêts de diverses parties prenantes dans les délibérations du conseil. À titre d’exemple, les lois sur les sociétés par actions de l’État de New York prévoient que dans le cadre de leur processus de prise de décisions, les administrateurs peuvent prendre en considération les intérêts des parties constitutives, comme les employés, les retraités, les clients, les créanciers et les collectivités, ainsi que les intérêts à court et à long terme de la société4. Aux États-Unis, plus de 30 états ont adopté des dispositions relatives aux devoirs des administrateurs. Bon nombre d’organisations et d’investisseurs institutionnels internationaux reconnaissent aussi l’importance de cette forme de gouvernance5, comme l’ont récemment confirmé des membres du Forum économique mondial6

En ces temps complexes, l’heure est au protocole

En temps de crise, les administrateurs pourraient trouver plus difficile de s’acquitter de leur devoir fiduciaire, puisque certaines décisions doivent être prises rapidement alors que les intérêts de plusieurs parties prenantes sont changeants et pourraient être conflictuels. Pour de nombreuses sociétés, la pandémie actuelle mettra à l’épreuve l’application du modèle de primauté des parties prenantes. 

Même si la LCSA prévoit désormais que les intérêts de différentes parties prenantes peuvent être pris en compte pour déterminer ce qui sert au mieux les intérêts d’une société, cette loi ne fait pas état de l’importance relative de chacun des groupes de parties prenantes dans l’équation. Comment les administrateurs doivent-ils composer avec des groupes différents ayant des intérêts conflictuels?

Dans l’arrêt BCE, la Cour suprême souligne que même s’il y a lieu de tenir compte des intérêts des parties prenantes, les administrateurs doivent se rappeler qu’ils ont le devoir d’agir au mieux des intérêts de la société7. Elle fait valoir qu’aucune partie prenante ne revêt plus d’importance que les autres lorsqu’il s’agit de déterminer l’intérêt supérieur de la société, et que l’évaluation des intérêts concurrents est tributaire de la situation factuelle8.

Plusieurs groupes peuvent avoir des attentes, des préoccupations et des demandes concurrentes, ce qui peut inévitablement amener les administrateurs à devoir composer avec des tensions dans l'exercice de leur devoir fiduciaire. Puisque les administrateurs sont élus par les actionnaires, ils pourraient être naturellement enclins à favoriser ce groupe afin d’accroître leurs chances d’être réélus. Les exemples suivants illustrent des cas où les intérêts des parties prenantes peuvent s’opposer à ceux des actionnaires en temps de pandémie : 

  • Les actionnaires par opposition aux créanciers. L’une des conséquences néfastes de la COVID 19 a été d’amener de nombreuses entreprises au bord de l’insolvabilité. Lorsque les sociétés se retrouvent dans un tel contexte d’incertitude, les intérêts des créanciers divergeront souvent de ceux des actionnaires. 
  • Les actionnaires par opposition aux employés. En temps de pandémie, les intérêts des actionnaires et des employés peuvent être diamétralement opposés. Pour freiner les coûts et accroître ou maintenir la valeur pour les actionnaires, les administrateurs pourraient songer à réduire le nombre d’employés actifs ou la masse salariale. Par ailleurs, dans le but de préserver la santé et la sécurité de leurs employés, les sociétés pourraient instaurer des mesures de distanciation physique et autres mesures de sécurité, lesquelles peuvent entraîner une baisse de la production et des profits. 
  • Les actionnaires par rapport à la collectivité. En réaction à la pandémie, les administrateurs pourraient choisir de prendre certaines décisions qui, a priori, favorisent la collectivité plutôt que les actionnaires, du moins à court terme. Par exemple, plusieurs entreprises ont conclu des partenariats avec des organismes à but non lucratif pour fabriquer ou distribuer des masques, donner du désinfectant, du savon, de l’eau de Javel et de la nourriture, et fabriquer des blouses chirurgicales9
  • Les actionnaires par rapport aux actionnaires. Les actionnaires ne forment pas un groupe homogène. Bien que les actionnaires institutionnels aient tendance à s’engager à long terme, les autres actionnaires espèrent un rendement sur leur investissement dans un plus court délai. Les administrateurs doivent tenir compte de tout l’éventail des intérêts qui coexistent au sein de ce groupe.

La prise en compte adéquate de tous les intérêts pertinents dans ces circonstances exige un doigté de la part du conseil d’administration. Les administrateurs doivent s’assurer que la direction agit rapidement lorsqu’il le faut, tout en demeurant concentrée sur l’objectif qui est de servir au mieux les intérêts de l’entreprise et sur le fait qu’il y aura un retour à la « normale » après la COVID-19. Les administrateurs doivent garder en tête que dans l’arrêt BCE, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’en cas de divergence entre les intérêts des parties prenantes, les administrateurs doivent «  agir au mieux des intérêts de la société en tant qu’entreprise socialement responsable »10.

Respect d’un protocole

Le rôle principal des administrateurs consiste à superviser les efforts de gestion. Lorsqu’ils sont confrontés à une crise, les administrateurs devraient d’abord mettre en place une structure de supervision qui veille à ce que le processus de prise de décisions soit adéquat et qu’il respecte les paramètres de la règle de l’appréciation commerciale. Par exemple, certains conseils d’administration pourraient envisager de créer un « comité de crise » distinct auquel ils pourraient déléguer des responsabilités spécifiques pour centraliser et rationaliser la prise de décisions. D’autres conseils d’administration augmenteront la fréquence de leurs réunions et demanderont que de nouvelles grilles soient incluses dans le tableau de bord de gestion des risques qui leur est présenté. Ces mesures aideront les administrateurs à démontrer qu’ils s’acquittent de façon adéquate de leur devoir fiduciaire. 

Cependant, un protocole devrait également être mis en place pour aider les administrateurs à invoquer la protection de la règle d’appréciation commerciale à l’égard de leur devoir fiduciaire 11. Il est important qu’un tel protocole soit mis en place, puisque les administrateurs seront jugés à l’aune du processus qu’ils ont suivi :

  • Schématisation. À titre de première mesure pour soutenir les administrateurs dans le cadre de l’exercice de leur devoir fiduciaire, il est essentiel de connaître et de catégoriser les intérêts des parties prenantes. Les administrateurs pourront ainsi déterminer les domaines qui nécessitent une attention particulière et les décisions qui pourraient nécessiter une réflexion plus approfondie. Cela vaut pour les décisions visant à faire face à la COVID 19, ainsi que pour schématiser le retour à la normale.
  • Évaluation. Une fois que les divers groupes de parties prenantes auront été identifiés, les administrateurs devraient s’efforcer d’évaluer attentivement leurs intérêts et de déterminer leur incidence sur l’intérêt supérieur de la société, dans l’optique de la responsabilité sociale de l’entreprise. Des conflits sont à prévoir. 
  • Décision. Les décisions du conseil devraient être prises seulement lorsque les administrateurs sont convaincus que ces décisions ont été prises judicieusement, au terme d’un examen approfondi des intérêts des parties prenantes, du contexte particulier de la crise et de ses conséquences sur la société.
  • Consignation. Comme les administrateurs sont responsables de leurs décisions — et il est possible que les différentes parties prenantes aient des points de vue divergents quant à ce qui sert le mieux les intérêts d’une société —, les administrateurs devraient tenir un registre exact et adéquat de leur processus de prise de décisions.

La crise mondiale créée par la COVID-19 servira probablement de test pour le modèle de primauté des parties prenantes au Canada et ailleurs, et elle pourrait, à terme, donner des réponses en ce qui concerne la hiérarchie des demandes concurrentes et leurs répercussions sur ce qui constitue « servir au mieux les intérêts » de la société.

Dans ce contexte, les administrateurs qui font face à des choix difficiles découlant de la pandémie doivent suivre un protocole!


Notes

1   Alinéa 122(1)(a), LCSA.

2   Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 19 mars 2019 et mettant en œuvre d’autres mesures.

3   Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) c. Wise (Wise) et BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 1976 (BCE).

4   Alinéa 717(3)(b), New York Business Corporation Law.

7   BCE, par 66.

8   BCE, par 84.

10   BCE, par 81.

11   Y. Allaire et S. Rousseau, To Govern in the Interest of the Corporation: What Is the Board’s Responsibility to Stakeholders Other than Shareholders? Journal of Management and Sustainability; Vol. 5, No. 3; 2015 ISSN 1925-4725 E-ISSN 1925-4733



Personnes-ressources

Associé principal, chef canadien, Gouvernance
Associé directeur, bureau d'Ottawa
Associée directrice, bureau de Québec
Associée
Associée, directrice principale, gestion du savoir et développement de la pratique

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