Le 31 juillet, la Cour suprême du Canada a rendu son jugement dans l’affaire Sinclair c. Venezia Turismo, clarifiant les conditions dans lesquelles les tribunaux canadiens disposent de la simple reconnaissance de juridiction dans le cadre d’une procédure judiciaire. Cette décision est particulièrement intéressante pour les entreprises établies à l’extérieur du Canada ou ayant des liens avec le Canada, qui pourraient être appelées à se défendre contre des procédures intentées au Canada.
La décision clarifie ce qui constitue un lien réel et substantiel, notamment lorsque la compétence alléguée repose sur l’existence d’un contrat conclu en Ontario, et rappelle aux parties les critères à satisfaire pour qu’un tribunal canadien exerce sa juridiction à l’égard d’un litige.
Établir la juridiction : le « test Van Breda »
Les tribunaux canadiens ne peuvent pas trancher les litiges civils en l’absence de la simple reconnaissance de juridiction1. La question de savoir si un tribunal dispose de la simple reconnaissance de juridiction dans une affaire exige généralement que ce tribunal analyse s’il existe un « lien réel et substantiel » avec la province ou le territoire canadien en question2. Depuis 2012, le test en deux étapes établi par la CSC dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda est utilisé pour déterminer si une affaire a un lien réel et substantiel avec le territoire canadien où la demande est déposée 3.
Premièrement, le test Van Breda exige qu’un tribunal évalue une liste non exhaustive de facteurs de rattachement créant une présomption afin de déterminer l’existence d’un lien réel et substantiel :
- le défendeur a son domicile dans la province ou y réside;
- le défendeur exploite une entreprise dans la province;
- le délit a été commis dans la province;
- un contrat lié au litige a été conclu dans la province4.
Deuxièmement, si un facteur créant une présomption est établi, le tribunal assumera juridiction à moins que le défendeur ne réfute la présomption en démontrant que le facteur n’est pas suffisamment solide pour fonder la juridiction en Ontario5.
Contexte de la décision Sinclair et décisions des tribunaux inférieurs
Pendant leurs vacances à Venise, en Italie, les Sinclair ont été blessés dans un accident alors qu’ils se trouvaient à bord d’un bateau-taxi. Le trajet a été organisé par l’intermédiaire de leur service de conciergerie fourni par la défenderesse, Amex Canada Inc. (faisant affaire sous le nom de Services voyages Centurion). Les Sinclair ont intenté une action en responsabilité délictuelle en Ontario, réclamant des dommages-intérêts contre un certain nombre de défendeurs, y compris les sociétés italiennes qui exploitaient le bateau-taxi et Amex. La réclamation contre les défendeurs canadiens concernait le fait qu’Amex a, avec négligence, engagé Carey International, un tiers fournisseur, tandis que la réclamation contre les sociétés italiennes concernait la conduite négligente du bateau-taxi et le fait d’avoir engagé le pilote du bateau-taxi avec négligence.
Les défenderesses italiennes ont présenté une motion en vue de faire suspendre la poursuite déposée contre eux en Ontario pour absence de juridiction. La Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté la motion, se déclarant compétente parce que les arrangements de voyage avaient été conclus en Ontario par l’intermédiaire d’Amex Canada6. La Cour d’appel de l’Ontario a infirmé cette décision, soulignant la nécessité d’éviter l’exercice d’une juridiction trop étendue et statuant que les appelants avaient réussi à réfuter le facteur de rattachement créant une présomption, puisqu’il n’existait aucune relation contractuelle entre les sociétés italiennes et Amex Canada ou les Sinclair7. Ces derniers ont interjeté appel.
La décision de la CSC dans Sinclair c. Venezia Turismo
Dans une décision partagée de 5 contre 4, la CSC a confirmé la décision de la Cour d’appel, statuant que les tribunaux de l’Ontario n’avaient pas la simple reconnaissance de juridiction car les défenderesses italiennes avaient réfuté les facteurs de rattachement créant une présomption8.
La CSC a confirmé l’arrêt Van Breda et en a clarifié l’application9.
Pour ce qui est de la première étape, la CSC a précisé que :
- Le seuil pour établir un facteur créant une présomption demeure « un critère objectivement vérifiable et relativement peu exigeant », avec la mise en garde que, dans les cas où il y a plusieurs défendeurs, un tel facteur s’applique à chacun d’eux10.
- Les parties au litige doivent s’assurer d’avoir fourni une base de preuve pour établir l’existence du facteur créant une présomption, en particulier pour le quatrième facteur de rattachement créant une présomption (un contrat conclu dans la province)11. La partie qui fait valoir la juridiction doit faire état d’un contrat lié au litige qui a été formé dans la juridiction12.
- Les tribunaux inférieurs doivent examiner de manière significative les circonstances et les modalités du contrat allégué afin d’assurer sa formation dans le ressort en cause avant de déterminer l’existence d’un lien13. S’il existe plusieurs contrats, chacun doit être analysé individuellement.
À la deuxième étape, la CSC a réitéré l’importance des détails de la formation du contrat dans l’évaluation de la force du lien, soulignant que cette deuxième étape ne doit pas être négligée :
- D’autres facteurs pertinents pour évaluer la force du lien comprennent les modalités précises du contrat, la façon dont le contrat devait être exécuté et où il devait l’être, le lieu du délit et l’endroit où se trouvent les parties14.
- Un lien ténu entre un contrat et les défendeurs étrangers pourrait mener à la réfutation d’une présomption d’une simple reconnaissance de juridiction15.
La CSC a conclu que le lien entre la convention du titulaire de la carte et l’incident du bateau-taxi était faible, et que le lien entre les défenderesses italiennes et la convention était encore plus ténu16.
Points à retenir
L’application par la CSC du cadre Van Breda dans l’arrêt Sinclair est instructive :
- Plaidoiries détaillées : Pour les parties impliquées dans des litiges comportant des risques de juridiction, les plaidoiries devraient être précises afin d’établir l’existence du facteur créant une présomption. Lorsqu’un contrat sert de facteur de rattachement dans un litige, les détails de sa formation (l’offre, l’acceptation et la contrepartie) devraient être facilement vérifiables par un tribunal. L’absence d’éléments de preuve et de précision dans les plaidoiries peut donner l’occasion de réfuter le lien.
- Les tribunaux examineront plus attentivement l’étape de la réfutation : L’étape de la réfutation est susceptible de jouer un rôle plus important dans la prise de décision des tribunaux inférieurs. Bien que le fardeau au stade de la réfutation ne soit toujours pas onéreux (la CSC l’a qualifié de changement du point de vue d’analyse plutôt que de changement à la difficulté), il fera probablement l’objet d’une analyse plus approfondie à l’avenir.
Les auteurs tiennent à remercier Michèle-Lise Lepage, stagiaire, pour son aide dans la préparation de la présente actualité juridique.