Au cours de l’été 2025, la Cour suprême du Canada (CSC) a prononcé trois jugements d’intérêt pour les entreprises, les établissements publics et leurs conseillers juridiques. Ceux-ci abordent le recours à la doctrine de l’exclusivité des compétences pour déclarer l’inapplicabilité d’une loi provinciale, le caractère raisonnable des décisions administratives et les enjeux associés aux litiges multiterritoriaux.
Cette actualité résume les principaux points à retenir de ces décisions et donne un aperçu des délibérations qui attendent la CSC pour le reste de 2025.
Principaux points à retenir
- Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général) : Cet arrêt a reconnu l’inapplicabilité constitutionnelle d’une loi provinciale pour les entreprises de services de sécurité privée exerçant leurs activités dans des installations aéroportuaires et dans le secteur du transport maritime. En ce qui a trait aux entreprises dont les activités sont soumises à la compétence exclusive du Parlement, l’arrêt de la CSC insuffle une nouvelle vitalité à la doctrine de l’exclusivité des compétences comme motif de contestation des lois provinciales considérées comme une entrave au contenu essentiel d’une compétence fédérale exclusive1.
- Pepa c. Canada (Citoyenneté et Immigration) : Cette décision donne plus d’indications sur le contrôle judiciaire de décisions administratives. Lorsque les décisions administratives sont fondées sur la jurisprudence, les motifs à l’appui doivent être valables sur le plan juridique et le décideur doit expliquer les motifs invoqués pour justifier sa décision. L’affaire Pepa peut également alourdir le fardeau de la justification dans les cas où une décision entraînera des conséquences particulièrement graves2.
- Sinclair c. Venezia Turismo : Il a été décidé que les tribunaux de l’Ontario n’avaient pas compétence dans le cadre d’une réclamation présentée contre des sociétés étrangères par un voyageur canadien blessé en Italie. Les parties à un litige multiterritorial ont tout intérêt à porter une attention particulière à la façon dont une réclamation est plaidée. Le fait de ne pas fournir de précisions quant à la manière dont un contrat crée un lien avec le tribunal choisi peut entraîner la réfutation de la présomption d’un lien3.
Opsis Services aéroportuaires inc. c. Québec (Procureur général)
La question en litige consistait à établir si la Loi sur la sécurité privée du Québec (LSP) devait être déclarée constitutionnellement inapplicable aux intimés en raison de la doctrine de l’exclusivité des compétences. Opsis Services aéroportuaires inc. fournissait des services de sécurité aéroportuaire à Montréal tandis que Services maritimes Québec inc. effectuait des opérations de chargement sur des navires transatlantiques à partir d’une installation portuaire à Québec.
La doctrine de l’exclusivité des compétences met le contenu essentiel d’un chef de compétence exclusif à l’abri de lois adoptées par un autre ordre de gouvernement. La CSC a statué que la doctrine de l’exclusivité des compétences s’appliquait et affirmé que la sécurité des aéroports et des installations maritimes est au cœur de la compétence fédérale sur l’aéronautique, la navigation et les bâtiments ou navires. Elle a conclu que le pouvoir accordé par la LSP de suspendre et d’annuler des permis permettait l’entrave, par la province, au contenu essentiel de cette compétence fédérale.
Cet arrêt insuffle une nouvelle vitalité à la doctrine de l’exclusivité des compétences comme motif de contestation des lois provinciales pouvant potentiellement constituer une entrave au contenu essentiel d’une compétence fédérale exclusive. La doctrine peut demeurer un outil pertinent pour les entreprises exerçant des activités dans un secteur soumis à la compétence fédérale et réduire le fardeau que représente l’obligation de conformité aux règlements édictés par plusieurs ordres de gouvernement.
Pour en savoir plus sur la décision dans Opsis, cliquez ici.
Pepa c. Canada (Citoyenneté et Immigration)
L’arrêt rendu dans Pepa marque l’intervention la plus récente par la CSC depuis l’arrêt Vavilov et fournit des indications sur le contrôle du caractère raisonnable des décisions administratives. La question en litige avait trait à une décision de la Section d’appel de l’immigration (SAI) de refuser le droit d’interjeter appel d’une mesure de renvoi – une ordonnance administrative interdisant à une personne d’entrer au Canada. La CSC a jugé la décision déraisonnable invoquant qu’elle manquait de logique interne et démontrait un manque de justification compte tenu des précédents pertinents, des principes applicables en matière d’interprétation législative et vu les répercussions potentielles de la décision pour la personne concernée.
Bien que l’affaire Pepa soit d’intérêt aux fins de la question du contrôle judiciaire de toutes les décisions administratives, cette affaire relève d’une question d’immigration. Mme Pepa s’était vu accorder un visa de résident permanent à titre d’enfant à charge accompagnant son père, mais à son arrivée au Canada, elle a révélé qu’elle s’était mariée quelques semaines auparavant. Par conséquent, Mme Pepa a fait l’objet d’un renvoi pour enquête à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.
Au moment où l’enquête a commencé, le visa de résident permanent de Mme Pepa avait expiré. La Commission a donc ordonné une mesure de renvoi à son encontre. Mme Pepa a fait une demande visant à interjeter appel devant la SAI en vertu du par. 63(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, qui confère un droit d’appel de la mesure de renvoi au « titulaire d’un visa de résident permanent ». La SAI a conclu qu’elle n’avait pas compétence pour instruire cet appel, car au moment de la prise de la mesure de renvoi, le visa de Mme Pepa avait déjà expiré.
La CSC a jugé cette décision déraisonnable et ses motifs sont généralement éclairants eu égard aux contestations futures d’actions administratives de toutes sortes.
Tout d’abord, la CSC a conclu que la décision n’était pas raisonnable vu la jurisprudence invoquée. Le décideur s’est fondé sur des affaires qui avaient été tranchées sur le fondement de dispositions législatives désuètes, qui ne portaient pas sur le sujet en cause ou qui ne liaient pas le décideur. Ce dernier a également omis de justifier les motifs l’ayant poussé à se fonder sur cette jurisprudence. Bien que les décideurs administratifs ne soient pas liés par la jurisprudence au même titre que les tribunaux, ils ne peuvent invoquer des précédents comme bon leur semble et encore moins se fonder sur de la jurisprudence manifestement inapplicable ou qui comporte clairement des distinctions sans explication du raisonnement à l’appui.
En deuxième lieu, la CSC a conclu que comme le décideur avait omis de faire preuve de discernement eu égard à la jurisprudence invoquée, il n’a pas interprété à bon escient la disposition législative applicable. Si le décideur avait adhéré à la méthode moderne d’interprétation des lois, il en serait forcément arrivé à une autre conclusion. Compte tenu du libellé de la disposition et du contexte et de l’objet de celle-ci, la conclusion du décideur (soit qu’il peut y avoir perte du droit d’appel avant même que la décision faisant l’objet de l’appel ait été prise) était vide de sens.
Enfin, la CSC a fait savoir que lorsqu’une décision entraîne de graves conséquences à l’endroit d’une personne donnée, le décideur doit expliquer en quoi sa décision est un meilleur reflet de l’intention du législateur. En l’espèce, les motifs exposés n’ont pas tenu compte de ces conséquences graves, ce qui a également contribué à renforcer la conclusion quant au caractère déraisonnable.
Sinclair v. Venezia Turismo
L'arrêt rendu dans Sinclair c. Venezia Turismo a confirmé et clarifié l’application du critère en deux étapes établi par la CSC dans l’arrêt Club Resorts Ltd. c. Van Breda4 qui sert à déterminer l’existence ou non d’un « lien réel et substantiel » entre une demande et le tribunal qui en est saisi au Canada. Le critère sert à établir si un tribunal peut être saisi d’un litige. Le critère en deux étapes impose aux tribunaux d’évaluer 1) s’il existe un facteur de rattachement créant une présomption qui crée un lien entre l’objet du litige et le tribunal et 2) si la présomption de juridiction associée à l’existence de ce facteur peut être réfutée.
La question en litige visait à établir si les tribunaux ontariens avaient compétence pour entendre un recours en négligence dans lequel des demandeurs canadiens réclamaient des dommages intérêts contre plusieurs défendeurs, y compris des sociétés italiennes, par suite de blessures subies lors d’un accident en bateau taxi en Italie. La compétence du tribunal a été invoquée en raison de l’existence d’un contrat conclu en Ontario, un facteur de rattachement créant une présomption qui a été reconnu dans l’arrêt Van Breda.
En ce qui a trait à la première étape du critère énoncé dans l’arrêt Van Breda, la CSC a affirmé que le facteur de rattachement créant une présomption est un critère peu exigeant. Cependant, lorsque plusieurs défendeurs sont en cause, la CSC a précisé qu’un tel facteur doit s’appliquer à chaque défendeur pris individuellement. De plus, dans les cas où le facteur de rattachement est un contrat conclu dans la province, les parties au litige doivent démontrer par fondement probatoire l’existence de celui-ci.
Quant à la deuxième étape du critère énoncé dans l’arrêt Van Breda, la CSC a insisté sur le fait qu’il ne fallait pas négliger ce fondement probatoire, soulignant l’importance des particularités entourant la formation du contrat pour évaluer la force du lien et faisant remarquer que l’existence d’un lien ténu entre un contrat et des défendeurs étrangers pourrait se solder par la réfutation de la présomption de compétence. Les juges majoritaires ont conclu qu’il y avait eu réfutation de la présomption de compétence en l’espèce.
L’étape de la réfutation revêtira vraisemblablement une importance accrue dans le processus décisionnel des tribunaux de première instance. Les parties à un litige comportant des risques liés aux conflits de compétence ont intérêt à se soucier de la précision des éléments de preuve pour établir l’existence du facteur de rattachement créant une présomption. Lorsque le facteur de rattachement dans un litige est attribuable à l’existence d’un contrat, un tribunal devrait aisément pouvoir constater les éléments constitutifs de celui-ci (l’offre, l’acceptation et la contrepartie). Un manque au chapitre des éléments de preuve, notamment en lien avec la précision des actes de procédure, pourrait mener à la réfutation du facteur de rattachement.
Pour en savoir plus sur la décision dans Sinclair, cliquez ici.
Délibérations à venir
Cet automne, la CSC sera saisie de litiges portant sur la validité de brevets5, la doctrine de l’abus de procédure6, l’exercice d’un recours judiciaire contre un fonctionnaire7, les revendications de droits et de titres autochtones8, les exigences de bilinguisme en lien avec la nomination de certains titulaires de charge publique au fédéral9, le partage constitutionnel des compétences en matière de relations de travail 10 et comment pallier la destruction de preuve11.
Nous nous attendons à ce que la CSC aborde, parmi les décisions attendues cet automne, la question de savoir en quoi consiste un « changement important » aux fins du droit canadien des valeurs mobilières12.
Enfin, la CSC a récemment accueilli des demandes d’autorisation d’appel dans des affaires importantes en matière de négligence médicale, de protection des renseignements personnels, de baux commerciaux, de dommages-intérêts pour violation de contrat et de Loi sur les langues officielles. Ces affaires seront entendues en 2026 :
- La CSC se penchera sur l’application des principes de causalité factuelle et de causalité en droit dans les recours en négligence, en particulier dans le contexte des soins de santé pour les femmes13.
- La CSC fournira des indications concernant les obligations en matière de protection et de consentement auxquelles sont assujetties les organisations en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques lorsqu’elles communiquent des renseignements personnels concernant les utilisateurs14.
- La CSC établira si une obligation d’atténuer le préjudice devrait être imposée, en vertu de la common law, aux propriétaires commerciaux qui n’acceptent pas la répudiation du bail par le locataire15.
- La CSC décidera si des dommages-intérêts pour violation de contrat peuvent faire l’objet d’une répartition fondée sur la faute contributoire comme moyen de défense et donnera d’autres indications sur les requêtes en jugement sommaire16.
- La CSC donnera des indications concernant les obligations incombant aux administrations aéroportuaires en vertu de la Loi sur les langues officielles (LLO), le sens du terme « voyageurs » dans le contexte d’une communication ou d’un service et les personnes autorisées à recevoir des dommages-intérêts en vertu de la LLO17.
Restez au fait des délibérations récentes de la CSC en suivant les informations du cabinet sur le droit d’appel. Si vous avez des questions au sujet des causes mentionnées ci-dessus, veuillez communiquer avec un membre de notre équipe des appels.
Les auteurs tiennent à remercier Manreet Brar et Nathan De Tracey, étudiants, pour leur aide dans la préparation de la présente actualité juridique.